Le féminisme nous a-t-il rendu(e)s plus heureu(ses)x ? Débat entre Caroline Fourest et Natacha Polony

Pour tirer les leçons de quarante ans de lutte des femmes, nous avons réuni deux journalistes et essayistes amies de « Marianne ». Si les combats des années 70 ont apporté des progrès, l’actualité pose les problèmes du rapport entre les sexes avec une nouvelle urgence. DÉBAT ANIMÉ PAR ISABELLE MOTROT (« CAUSETTE ») ET HERVÉ NATHAN

Marianne : Le 26 août 1970, à Paris, des femmes déposaient une gerbe de fleurs sous l’Arc de triomphe à la mémoire de la femme inconnue du Soldat inconnu. Depuis, le chemin parcouru est considérable : l’égalité dans le couple (1970), la légalisation de l’avortement, plusieurs lois sur l’égalité des salaires, la parité en politique et dans les conseils d’administration, etc. Le programme politique de la première génération de féministes, celle des Simone de Beauvoir et Christiane Rochefort, est donc rempli ?

Caroline Fourest : On peut même affirmer qu’aucun mouvement n’a autant rempli ses objectifs que le Mouvement de libération des femmes. C’est sans doute la révolution la plus pacifique et la plus réussie à laquelle on ait assisté depuis des siècles…

Natacha Polony : Avant même cette date symbolique, il y avait eu des évolutions cruciales, comme la loi Neuwirth sur la contraception (1967) ou celle qui accorde aux femmes le droit d’ouvrir seules un compte bancaire, ce qui n’est pas négligeable ! Mais, si le programme politique peut être considéré comme une réussite, il a malheureusement coïncidé avec une évolution du monde, une régression de la capacité des individus à agir politiquement. Au moment où les femmes s’émancipent, les idéologies politiques reculent devant un capitalisme globalisé, qui rend l’action politique moins efficace et renvoie peu à peu les individus vers l’intimité et la consommation et empêche les femmes de prendre pleinement leur place.

C.F. : La libération des femmes, c’était les années 70. De grands mouvements d’émancipation dans la foulée de la libération sexuelle. A moins de rendre Mai 68 responsable d’une reprise en main de la mondialisation capitaliste qui a dérapé dix ans plus tard, je continue de penser que ce mouvement allait dans le sens du progrès, et portait une idéologie qui voulait changer le monde. La paupérisation et la précarisation, c’est un autre sujet, qui agit sur tous, et pas seulement sur les femmes.

Ce serait parce que les idéologies se sont effondrées que le féminisme aurait réussi sa percée ? Mais l’universalisme lui-même avait joué un sale tour aux femmes pendant la Révolution française, lors de laquelle elles ont été réduites à l’état de mineures civiles et de sujets politiques ?

N.P. : C’est vrai. Mais l’universalisme des Lumières porte en lui l’émancipation des femmes au XXe siècle. C’est sa suite logique. Je pense au contraire que le mouvement féministe lui a tourné le dos à partir des années 80, et c’est sans doute cela que nous payons aujourd’hui. On le voit dans l’interprétation de Mai 68. Mai 68 a apporté une libération, un développement des droits individuels, détruit la chape de plomb traditionnelle qui écrasait les individus. Je me réjouis de vivre après Mai 68 et non avant. Pour autant, il y a aussi dans Mai 68 une dimension de développement du capitalisme libéral, qui instrumentalise l’émancipation par les droits individuels pour mieux progresser lui-même. Je crois à l’idée développée par Jean-Claude Michéa selon laquelle les idéaux de Mai 68 ont été retournés contre ce qu’ils étaient à l’origine et instrumentalisés en un laisser-faire moral qui a facilité la percée du laisser-faire économique.

C.F. : Les universalistes du XVIIIe siècle étaient prisonniers des préjugés de leur époque et n’allaient parfois pas au bout de leur idéal… Mais ce n’est ni l’universalisme ni Mai 68 qui a généré un retour de bâton. C’est au contraire la fin des idéologies, proclamée après la chute du mur de Berlin. Un immense vide aussitôt rempli par un retour à la tribu et à la religion, qui a été formidablement régressif pour les droits des femmes. C’est une réaction. C’est parce que le féminisme a progressé dans le Nord, mais aussi dans le Sud, qu’il a bouleversé certaines structures familiales, qu’on a vu un nombre grandissant d’intégristes s’employer à rétablir la domination masculine sous couvert de retour à la foi. Le féminisme universaliste demeure le meilleur antidote à ce retour de bâton. Bien plus que le féminisme différentialiste, minoritaire mais très actif au sein de la gauche radicale, qui a renoncé à tenir tête à l’intégrisme par peur du racisme.

Les féministes universalistes distinguent le sexe, fixé par la nature, et le genre, défini par la pratique sociale et culturelle. Le postféminisme veut dépasser cette distinction. Il n’y a plus que des pratiques spécifiques, qui permettent à chacune (et chacun) de réclamer des libertés pour elle-même. Par exemple, le droit au voile. Est-ce là que le féminisme atteint ses limites ?

N.P. : C’est tout le problème. Et c’est pour cela que je n’ai pas la même analyse que Caroline de ce qui s’est passé dans les années 80. Le retour du religieux comme réaction me semble valable pour les pays de tradition musulmane. En revanche, dans les pays occidentaux, ce que l’on a appelé la fin des idéologies était en fait le triomphe de la globalisation libérale s’appuyant sur le mouvement d’émancipation par les droits individuels, jusqu’à la négation pure et simple de ce donné qu’est le réel. Les mouvements féministes inspirés des gender studies, au nom des droits individuels et d’un culturalisme absolu, ont cru résoudre la question de l’égalité en abolissant la différence, en la dissolvant dans l’invention par chacun de son genre et de son identité. Au contraire du différentialisme qui fait des hommes et des femmes des êtres ontologiquement différents, et peine à penser des êtres humains et des citoyens égaux.

C.F. : Ne mélangeons pas des courants très distincts. Face au féminisme essentialiste, il existe un féminisme déconstructionniste à la Simone de Beauvoir – on ne naît pas femme, on le devient – et un féminisme carrément postqueer. Le premier est clairement l’antidote le plus efficace à l’assignation des genres voulue par les intégristes, qu’ils soient islamistes ou opposants aux «ABC de l’égalité». Le dernier courant, c’est vrai, au nom d’une vision un peu délirante de la subversion foucaldienne, peut aller jusqu’à soutenir le port du voile, se réjouir de la prostitution, voire nier les violences sexuelles comme après la nuit du 31 décembre 2015 à Cologne. Mais ce sont des dérives qu’on observe chez les plus anticapitalistes.

N.P. : Ces deux féminismes, pour moi, sont devant la même impasse. D’un côté, on exacerbe la différence, ce qui empêche de penser l’égalité réelle, de l’autre, on la nie, dans l’espoir de faire émerger l’égalité. En fait, l’idéologie de l’extension indéfinie des droits individuels s’est alliée avec l’idéologie libérale et a créé un vide, un manque qui a été comblé par un retour à la tribu, au patriarcat le plus archaïque. C’est parce que cette idéologie est partie en roue libre en voulant créer un réel parallèle que se développe une réaction aussi violente aujourd’hui.

C.F. : Depuis l’origine, à chaque révolte des femmes, il y a toujours quelqu’un pour vouloir les remettre à leur place au nom du respect de la sacro-sainte différence des sexes. Jamais les féministes, hors les exceptions que j’évoquais, n’ont nié la différence. Nous savons toutes que les garçons ont un pénis et les filles, un vagin. Il s’agit juste de s’élever au-dessus de la biologie pour penser l’égalité des droits en dehors de nos organes génitaux. C’est bien ce droit à l’indifférence, universaliste, qui traumatise tous ceux qui veulent marquer la différence des sexes dans le droit ou par le vêtement. Moi, je pense que cette différence biologique n’a pas sa place dans le droit et doit reculer dans les têtes.

N.P. : Je ne suis pas différentialiste non plus. Je pense être dans l’universalisme appuyé sur le principe de laïcité, d’un espace public neutre dans lequel nous sommes avant tout des citoyens, à égalité. Pour autant, il existe aussi un espace intime qui ne s’affranchit pas totalement de la nature et qui joue avec. C’est là qu’intervient la liberté humaine, et notre capacité à jouer avec les stéréotypes. Mais quand j’entends des universitaires canadiens s’insurger contre «le fait qu’on peut encore considérer comme évident qu’il existe des hommes et des femmes», prônent l’usage du genre neutre pour l’éducation des enfants et aussi l’institution des toilettes neutres dans les aéroports, les bras m’en tombent ! Le réel existe, même s’il ne doit pas nous enfermer.

C.F. : Anita Bryant, une grande pasionaria de la droite américaine des années 70, prédisait qu’un jour les féministes réclameraient les toilettes neutres et que ce serait la fin du monde… Personnellement, je suis davantage effrayée par le retour de l’assignation au genre, une volonté fanatique de séparer les hommes et les femmes, ou de combattre la mixité. La régression est bien là plutôt que du côté de quelques chercheurs canadiens. Il faut une philosophie progressiste qui se joue de l’ordre naturel parce que l’invocation de l’ordre naturel est toujours, en réalité, un rappel à l’ordre. Les limites à la liberté individuelle dont nous devons discuter existent et doivent être parfois réaffirmées, mais au nom de l’intérêt général, du bien public, pas de l’ordre naturel.

N.P. : Il y a une différence entre se jouer de l’ordre naturel et fantasmer l’abolition de la nature. Ce fantasme de toute-puissance aboutit à un vide symbolique dans les sociétés occidentales qui les rend incapables de lutter efficacement contre le véritable danger totalitaire qu’est l’idéologie islamiste, et le séparatisme des sexes qui nous revient dans la figure.

C.F. : Pour lutter contre les talibans et Daech, il faudrait s’interdire de considérer que le masculin et le féminin ne sont pas si éloignés ! Je sais d’expérience que l’androgynie fait trembler les patriarches et tous les mouvements totalitaires d’inspiration religieuse. Ceux qui considèrent que cette confusion des genres fait régresser la civilisation leur facilitent le travail.

N.P. : Je n’ai jamais dit que la confusion des genres fait trembler la civilisation, mais que transformer des désirs en besoins et des besoins en droits aboutit à troubler la réponse que nous pouvons opposer aux revendications des jeunes filles voilées qui utilisent l’idéologie des droits individuels pour la retourner contre nous… Nous ne sommes pas d’accord sur la définition du progrès et sur le rapport entre progrès et droit individuel. C’est la principale différence entre nous.

C.F. : Pour moi, le progrès, c’est une société où l’on arrête d’enfermer les hommes et les femmes dans des stéréotypes. Je ne vois aucune incohérence à vouloir l’arrêt de cette assignation, et à combattre le voile. Au contraire… Puisque le voile est l’instrument par excellence de cette assignation.

A-t-on retrouvé ce débat sur le «droit à» dans la polémique sur la loi sur le mariage pour tous ?

C.F. : C’est là que nous ne sommes pas d’accord ! Sur la procréation médicalement assistée (PMA), la gestation pour autrui (GPA), ou même le mariage pour tous. Est-ce qu’aujourd’hui encore tu considères le fait que le mariage est ouvert à tous les couples comme une régression mettant la société en danger ?

N.P. : Je n’ai jamais dit ça ! Est-ce qu’on peut parler sans caricaturer les positions ? La question est de savoir ce que l’on définit exactement comme un droit. Le mariage comme reconnaissance par l’Etat d’un amour individuel ne pose aucun problème, de même que le fait que quiconque peut élever des enfants. La question, c’est celle de la filiation. A partir du moment où cette filiation organise la fiction selon laquelle un enfant ne serait pas issu d’un principe masculin et d’un principe féminin, on efface ce qui est un donné. Il me semble que l’on franchit là une étape qui prétend effacer le réel au nom du désir individuel. Avoir un enfant n’est pas un droit, c’est un donné. Transformer une possibilité scientifique de réparer une stérilité, une maladie, en un droit accordé à quiconque d’assouvir un désir individuel, c’est tordre la notion de droit. Comme les jeunes filles qui revendiquent le droit de porter le voile au nom de leur liberté tordent cette notion de droit.

C.F. : La parentalité, par définition, ce n’est pas la génétique. Quand un couple adopte un enfant, cette nouvelle parentalité prend le pas sur la génétique, mais on peut très bien distinguer les parents sociaux des parents biologiques et ne rien effacer. Pour ce qui est de la PMA pour les femmes, hétérosexuelles stériles ou homosexuelles, j’estime que la fécondation in vitro est un droit, qui ne nuit à personne et permet de fonder des familles. Pourquoi le leur interdire ? Au nom de la morale ou de la nature ? Selon moi, la limite doit être ce qui nuit à autrui ou à l’intérêt général. Pas de savoir si c’est une victoire de la culture sur la nature.

La grande victoire du féminisme n’est-elle pas d’avoir définitivement fait descendre les hommes de leur piédestal, au point qu’on parle aujourd’hui d’une crise de la masculinité ? Pour Eric Zemmour, c’est d’ailleurs la fin de la virilité qui entraîne la décadence de l’Occident…

C.F. : C’est sûr que c’est un peu le début de la décadence de Zemmour [rires]…

N.P. : Pour Zemmour, cela commence même dès le XVIIIe siècle, qui voit la «féminisation de la société». On n’est pas à un siècle près [rires] !

Mais, pour la féministe Susan Faludi, la société marchande a fait de l’identité masculine son jouet. Alors quel est l’effet des combats féministes sur la part masculine de la société ?

N.P. : Oui. Il y a une déstabilisation des hommes. Les courants féministes contemporains associent la masculinité à la brutalité. La virilité serait forcément dangereuse et agressive. Ce mouvement qui a voulu construire les femmes comme victimes non seulement du patriarcat mais aussi de la violence masculine fait qu’il est compliqué pour un garçon de se construire. Mon fils me demande souvent si les filles sont vraiment plus intelligentes et plus douces que les garçons. J’ai vu aussi mes étudiants surjouer le féminisme, car on leur avait appris à ne voir dans la virilité que des valeurs négatives.

C.F. : Le féminisme a déstabilisé la relation entre le féminin et le masculin, c’est certain. Mais qu’est-ce que le féminin et qu’est-ce que le masculin ? Comme on a longtemps assimilé le masculin à l’honneur, à la violence ou à la protection, et le féminin, à la discrétion ou à la modestie, il est normal que certains hommes ne pouvant se contenter d’imiter leurs grands-pères ou voulant s’autoriser la sensibilité soient un peu perdus. C’est sans doute très troublant, cela demande énormément de renégociation dans le relation, mais je trouve cela plus fascinant que d’avoir à imiter les générations précédentes. On est obligé de se poser la question : comment se répartir les rôles pour être heureux ensemble ?

En fait, ce n’est pas le féminisme qui traumatise les hommes, mais l’égalité. Elle contraint les jeunes garçons à s’améliorer. Ils ne peuvent plus se contenter d’inviter les filles à monter dans une grosse voiture et de les emmener dans un bon restaurant. C’est peut-être ça qui traumatise Eric Zemmour : le niveau d’exigence a beaucoup augmenté !

N.P. : Néanmoins, une reconstruction de la virilité me semble nécessaire. Trouver un modèle autour duquel les garçons peuvent se construire. Ceux d’autrefois étaient écrasants, en leur imposant une forme d’étouffement de soi. Pour autant, tout ne doit pas être jeté à la poubelle. Je peux vouloir donner Cyrano de Bergerac en exemple à mon fils, quel que soit son côté coq, parce qu’il représente un être humain assez accompli.

La société a tendance à faire des garçons des pétasses absolues en les renfermant sur leur sphère intime avec le but d’en faire des consommateurs béats, au lieu de développer en chaque individu la capacité de rêver, de se développer, d’agir en tant qu’être humain. Dans un couple, il existe une polarité, un rapport de domination que chacun doit être libre de subvertir, parce que de là naît le désir. L’indifférenciation, au contraire, génère le pire des ennuis.

C.F. : Aucun couple n’a à imiter un autre pour être heureux. Déconstruire l’assignation au masculin et au féminin permet justement de trouver le bon équilibre. Dans les couples de filles ou de garçons, la domination existe aussi. Mais ce n’est pas déterminé par des préjugés. Chacun peut tour à tour être Cyrano de Bergerac !

N.P. : Nous ne plaçons pas le curseur au même endroit. Pour pouvoir se jouer des normes, il faut reconnaître qu’elles existent. Certains, aujourd’hui, ne supportent pas l’idée de norme majoritaire, comme si elle était une insulte aux minorités. Du coup, c’est le fait majoritaire qu’on nie et qu’on écrase. Nous sommes incarnés dans un corps, et ce corps biologique nous détermine. Et ce n’est qu’en étant conscient de ce point de départ qu’on peut ensuite se détacher du masculin et du féminin, et jouer avec. Ce qui me dérange, c’est la prétention à la construction sur une table rase. C’est une utopie.

C.F. : Rassure-toi, Natacha, on n’a pas encore trouvé le bouton qui permet d’effacer des millénaires de patriarcat et de différenciation sexuelle… Encore une fois, qui nie cette part de nature ? Bien entendu, nous avons des corps différents. Mais, une fois qu’on a dit ça, le plus intéressant et le plus passionnant, au point de vue philosophique et humain, c’est quand même ce que l’on en fait.

N.P. : Oui, mais j’ai parfois l’impression qu’il y a dans ce discours-là quelque chose qui relève de la révolution permanente chère à Léon Trotski. Que le patriarcat soit à terre, ratatiné, on s’inventera encore des restes de patriarcat pour se donner un combat. C’est ce qui a empêché de voir resurgir un patriarcat spécifique à l’islam dans sa dimension la plus archaïque. On n’a pas voulu le voir, à force d’expliquer que le patriarcat était partout. Heureusement, en Occident, le patriarcat, on lui a un peu foutu sur la tronche !

C.F. : De là à dire que le patriarcat est complètement mort… J’ai le sentiment qu’il bouge encore.

Avec Nuit debout, on a vu réapparaître la volonté de séparer les femmes des hommes, de segmenter entre femmes des mouvements de plus en plus différentialistes. Et on voit la promotion, y compris, chez les sociaux-démocrates d’une grande alliance progressiste de tous les «minoritaires» – femmes, colonisés, racisés… Le peuple «universel» disparaîtrait derrière une collection de minorités opprimées ?

C.F. : C’est ce que j’appelle la diversité contre l’égalité. Un discours de substitution, pour le coup libéral, très Terra Nova, qui évite de parler des classes sociales ou de progrès. Mais, encore une fois, il n’est pas lié au féminisme, plutôt à l’américanisation du camp progressiste. Ne confondons pas pour autant communauté et communautarisme. Quand le communautaire s’organise pour dénoncer les discriminations et viser l’égalité, ça va dans le sens de la République et de la citoyenneté. En revanche, le communautarisme devient un repli identitaire, qui vise à monter les uns contre les autres, c’est exactement l’inverse.

N.P. : C’est une façon de masquer la lutte des classes, de la remplacer par un discours marketing à destination de chaque minorité, pour ne jamais s’attaquer au système économique qui appauvrit les classes moyennes et populaires… C’est pour ça que je parlais tout à l’heure de l’alliance entre le progressisme des droits individuels et le capitalisme financiarisé tel qu’on le connaît aujourd’hui. Cette alliance aboutit au fait qu’on efface ce qu’il y a de commun, qui permettrait à des classes sociales de lutter ensemble pour remettre en question ce système.

Les femmes ont réussi à s’approprier certains des attributs des hommes – le pouvoir, l’autonomie économique… Mais en même temps elles sont entrées dans des systèmes de concurrence professionnelle, de stress. Y ont-elles gagné ?

N.P. : Nous ne sommes pas encore au bout de ce processus d’émancipation des filles, et surtout je ne voudrais pas qu’il connaisse un frein. Je parle d’une émancipation intellectuelle, d’une capacité pour les femmes à assumer leur ambition, non pas carriériste mais intellectuelle, de liberté, leur capacité à se penser comme des individus dépassant le simple rôle de leur sexe. Cela nécessite de repenser l’éducation des filles qui n’a pas du tout été réfléchie. Au XVIIIe siècle, il y avait quantité de traités d’éducation des filles ! Parfois pour le pire ! On a cru qu’avec la mixité dans les écoles on avait résolu le problème, ce n’est pas vrai. D’autant plus que la société de consommation envoie des messages terrifiants. Il suffit de regarder un clip de rap pour comprendre qu’il y a un énorme problème sur les messages qu’on envoie aux filles.

C.F. : Quand on bride une petite fille dès ses premiers pas, qu’on lui apprend à être plus discrète et plus silencieuse que son petit frère pour être jolie, c’est là que tout commence. Elles ne partent pas avec les mêmes chances de s’affirmer dans l’espace public, de prendre la parole ou de négocier leur valeur professionnelle à leur juste valeur. Pour devenir éditorialistes, comme Natacha et moi, il faut dépasser tout ça. Nous dire que l’égalité stresse ou nous a plongées dans l’enfer des hommes… Quelle plaisanterie !

N.P. : C’est l’argument de Zemmour : «Maintenant elles vivent les affres du salariat !» Merci, ça me va ! La question, c’est quels modèles donne-t-on aux filles ? Kate Moss ou Beyoncé ? Non ! Mais, si une fille se rêve en Alexandre le Grand ou en Cyrano, moi, ça me va…

Est-ce que, en quarante années d’avancées, le féminisme a rendu les femmes, les hommes, finalement l’humanité tout entière plus heureuse ?

N.P. : Le bonheur est un bénéfice secondaire de toutes les actions d’une vie. Le féminisme a permis des avancées sur le plan de l’émancipation et le but d’une politique est de développer l’émancipation des individus. C’est la base de leur souveraineté, de leur capacité à décider de leur destin, pour ensuite se rassembler en un peuple qui va lui-même pleinement décider de son destin : c’est la démocratie. Mais il est difficile de mesurer le degré de bonheur, en particulier de bonheur collectif. Ce mouvement féministe a coïncidé avec des phénomènes politiques et idéologiques qui ont rendu ce bonheur plus compliqué… Bien sûr, on peut se réjouir de certaines conquêtes. Mais les êtres humains sont-ils plus libres, plus émancipés dans un système qui les transforme en machines à consommer ? C’est la question essentielle.

C.F. : Moi, je suis si heureuse d’être née dans une génération qui a connu le féminisme et qui se bat pour le rester ! Juste une anecdote où j’ai réalisé à quel point nous avions la chance de vivre dans cette génération… Je tournais un film sur la réparation d’hymens, une pratique qui revient à la mode, même en France, et qui consiste à recoudre les filles qui ont peur que leur mari découvre qu’elles ne sont pas vierges le jour du mariage. Je suis allée interroger de très vieilles dames, dans une maison de retraite. Elles m’ont parlé de l’enfer qu’elles ont vécu pour protéger leur réputation en France dans les années 50. Une dame de 95 ans, qui était encore toute belle, me disait : «J’étais surveillée comme le lait sur le feu et je n’ai jamais connu que mon mari.» On sentait qu’elle regrettait de ne pas avoir pu aimer plus librement. Cette liberté d’aimer, c’est un cadeau du féminisme. Elle rend la vie bien plus intéressante. Parce qu’en plus d’être plus heureuses les femmes libres sont plus séduisantes et plus passionnantes que les femmes soumises. propos recueillis par I.M. ET H.N.

22 décembre 2016