Portrait de Caroline Fourest paru dans « Le Monde »

Pantalonnoir, blazer rouge, frêle silhouette d’adolescente : Caroline Fourest a des airs de jeune fille rangée, ce samedi 25 mars, à l’Assemblée nationale, au moment de recevoir le Prix du livre politique 2006 pour La Tentation obscurantiste (éd. Grasset, 168 p., 9 €). Debout, les mains sagement posées sur son pupitre, elle s’exprime sans notes, sous les regards du président de l’Assemblée, Jean-Louis Debré, et du ministre de la culture, Renaud Donnedieu de Vabres : « Oui, l’islamisme est bien le représentant du nouveau danger totalitaire mondial, et non, nous n’avons aucune circonstance atténuante, ni tiers-mondiste, ni antiraciste, à lui trouver ! », lance-t-elle.

Situation un brin insolite : d’habitude, la journaliste de Charlie Hebdo donne ses conférences assise en tailleur, devant des parterres de professeurs laïques ou de réfugiés algériens. Curieuse consécration, surtout, pour une militante qui se réclame d’un féminisme radical et libertaire, et qui fustige Nicolas Sarkozy jusque dans les colonnes du Wall Street Journal. Drôle d’itinéraire, enfin, puisque cette oratrice hors pair, devenue la mauvaise conscience de la gauche antiraciste, a grandi dans la bonne bourgeoisie provinciale.

Toute petite, déjà, lors des réunions familiales, c’est à Caroline qu’on demandait de faire les discours. Le père est négociant en vins, la mère antiquaire, et ils ont confié leur fille à la Nativité, une institution privée d’Aix-en-Provence : « Il y avait une église au milieu de la cour, et en cas de manifestation, les grilles étaient fermées pour pas qu’on soit perverti… », raconte-t-elle. Elle a 12 ans quand survient la libération : ses parents divorcent, elle s’installe à Paris avec sa mère et rejoint, « ravie », le collège public. Arrivent les années de l’éveil ; celles d’une prise de conscience, aussi, longtemps différée : l’homosexualité, et avec elle la sensibilité à « tout ce qui est minoritaire ».

C’est en devenant journaliste qu’elle naît à l’engagement. Pour le magazine étudiant Transfac, elle enquête sur les relations entre l’actrice porno Tabata Cash et le néonazi « Batskin », avant d’infiltrer les rangs d’une secte chrétienne. Les droites extrêmes, d’un côté, les intégrismes religieux, de l’autre : tout est en place lorsque Caroline Fourest rencontre la chercheuse en sciences politiques Fiammetta Venner, bête noire des associations anti-avortement. Elles ne se quitteront plus, « fusionnelles jusque dans l’écriture ». Les deux complices fondent une feuille féministe, baptisée Prochoix, la « Revue du droit de choisir », qui pourfend tous les intégrismes religieux.

Arrive le mois de septembre 2001 et ses traumatismes cruciaux. D’abord, le « putsch islamiste » de Durban, en Afrique du Sud, où la conférence contre le racisme dégénère en forum mondial de la haine : « Le climat était irrespirable, nous sommes revenues K.-O. ; après ça, franchement, je ne me voyais pas continuer à écrire sur les commandos anti-IVG… », confie Caroline Fourest. Puis, dans les jours qui suivent leur retour en France, le World Trade Center part en fumée.

Voilà l’inflexion décisive qui amènera non seulement les animatrices de Prochoix à approfondir leur « parti pris laïque » – elles soutiennent la loi sur l’interdiction des signes religieux à l’école -, mais aussi à poser cette question à la gauche : pourquoi prêter à l’islam radical une dimension émancipatrice, alors que les autres intégrismes apparaissent d’évidence comme dangereux ? « Je disais : « Ecoutez, vous n’inviteriez pas Christine Boutin au Forum social européen ! Pourquoi inviter Tariq Ramadan, dont le positionnement est tout aussi réactionnaire ? » », se souvient l’auteur d’un essai intitulé Frère Tariq. Discours, stratégie et méthode de Tariq Ramadan (Grasset, 2004).

Les choses se compliquent alors pour de bon : tout en continuant à attaquer George Bush et la droite religieuse américaine, elle multiplie les textes au vitriol contre les « compagnons de route » de l’islamisme. Au point de susciter l’ire de certains, notamment parmi ses anciens camarades qui la soupçonnent de verser dans une obsession anti-musulmane. D’autres, comme François Gèze, directeur des éditions La Découverte, sévèrement mises en cause dans La Tentation obscurantiste, la rangent parmi les représentants d’une gauche figée dans sa bigoterie : « Je ne mets pas en doute sa sincérité. Mais la croyance qui l’anime est de l’ordre de la foi, et elle est symptomatique de cette partie de la gauche française que j’appelle les « intégristes de la République » ».

Car Caroline Fourest ne fait pas toujours dans la nuance. Sur les « alliances paradoxales et dangereuses » du MRAP ou encore de la Ligue des droits de l’homme, elle tape fort, donne des noms, et attend encore de ses détracteurs une authentique réfutation. « Quand j’écrivais pour le pacs et contre Christine Boutin, je me faisais traiter de « communautariste ». Depuis que je défends la laïcité et que j’écris contre Tariq Ramadan, je me fais traiter de « républicaniste réac » ! On caricature ce que vous avez écrit, on vous fait dire le contraire de ce que vous avez dit. Moi je ne veux pas finir comme une vieille conne de droite à 80 ans, et j’essaie de faire en sorte que la gauche ne me dégoûte pas d’avoir choisi son camp », s’insurge-t-elle, en rappelant qu’elle a cosigné – avec Salman Rushdie ou Taslima Nasreen, entre autres – un Manifeste contre le totalitarisme islamique, et qu’elle compte nombre de soutiens parmi les démocrates du monde arabo-musulman.

Chez les adhérents du Manifeste des libertés, par exemple, cette association créée en 2004 pour défendre une pensée laïque en islam. Ainsi, tout en critiquant son analyse des mouvements islamistes, le psychanalyste Fethi Benslama, auteur d’une récente Déclaration d’insoumission à l’usage des musulmans et de ceux qui ne le sont pas (Flammarion), rejoint Caroline Fourest pour pointer le manque de vigilance de certains « progressistes » : « J’ai beaucoup de difficultés avec mes amis de gauche et d’extrême gauche, qui ne comprennent pas la position des démocrates dans les pays arabes. Il y a chez eux un aveuglement sur les dangers de l’islamisme », assure l’écrivain.

C’est ceux-là mêmes que Caroline Fourest appelle les « idiots utiles » de l’intégrisme. En les désignant comme tels, elle savait à quoi s’attendre. Dans une galaxie antiraciste désormais en voie d’implosion, il n’y a souvent plus guère que des coups à prendre.

Jean Birnbaum

Article paru dans le Monde du 12.05.06