Tariq Ramadan et la censure de Voltaire

Tariq Ramadan est-il, oui ou non, intervenu en 1993 pour empêcher que la pièce de Voltaire sur Mahomet soit jouée en Suisse ? Régulièrement accusé de tenir un double discours et soucieux de se refaire une image, le prédicateur nie. Mais les faits sont têtus…

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La pièce devait célébrer le tricentenaire de la naissance de Voltaire, organisé par l’État et la ville de Genève. Sa représentation n’aura jamais lieu. Après des semaines de campagne de la part de leaders islamistes, la subvention prévue pour la monter n’est finalement pas accordée. Dix ans après les faits, Tariq Ramadan nie formellement avoir joué le moindre rôle dans cette affaire, que ce soit sur son site web, lors d’une interview accordée à Robert Ménard de Reporters sans frontières pour la revue Médias (mars 2005) ou dans une tribune envoyée au journal Le Monde le 23 février 2006. Un simple rappel des faits prouve pourtant le contraire.

Rappel des faits
Nous sommes au printemps 1993. Hervé Loichemol, metteur en scène de gauche, militant antifasciste (il a mené une opération de solidarité avec les Bosniaques contre les génocidaires), mais aussi libre-penseur anti-intégriste (il a monté un comité pour soutenir les intellectuels algériens), souhaite célébrer le tricentenaire de Voltaire en montant l’une de ses pièces, Le Fanatisme ou Mahomet le prophète.

Cinq ans après l’affaire Rushdie – que Loichemol a soutenue en compagnie d’intellectuels comme Fethi Benslama –, la pièce de Voltaire correspond au besoin de liberté d’expression du moment. Elle montre que l’islam était une religion plutôt égalitaire par rapport à la société mecquoise de l’époque. Mais aussi, comment toute religion, aussi égalitaire et juste fût-elle, n’est pas à l’abri d’un caprice ou d’une injustice commise au nom de Dieu. Il s’agit en réalité d’une allégorie contre tous les fanatismes et tout particulièrement d’une charge contre le « christianisme odieux ». En 1742, Voltaire avait dû interrompre sa pièce le temps du passage à Paris de l’ambassadeur de Turquie, puis elle fut suspendue après trois représentations par « ordre supérieur », parce que véhiculant un message jugé « dangereux pour la religion ». C’est donc une pièce majeure de l’œuvre de Voltaire et Loichemol souhaite lui rendre hommage.

Le projet roule. Début 1993, Hervé Loichemol déjeune au restaurant Le Coutance à Genève avec Erica Deuber-Pauli, militante communiste en charge des Affaires culturelles de la ville de Genève, et deux directeurs d’institutions culturelles genevoises. Ils sont partants. Le spectacle est envisagé pour l’année suivante… Mais plus l’échéance approche, plus le projet suscite la controverse. Un premier leader islamiste monte discrètement au créneau : Hafid Ouardiri. Il s’agit du recteur de la mosquée de Genève (financée et orientée par les Saoudiens), un ami d’enfance de Tariq Ramadan, du temps où le père et modèle de « frère Tariq » était lui-même financé par les Saoudiens. Les deux hommes sont alors assez proches. D’ailleurs, deux ans plus tard, en 1995, le recteur de la mosquée de Genève hébergera le comité de soutien à Tariq Ramadan pour dénoncer son interdiction de séjour en France… Ouardiri, donc, demande la censure de la pièce au nom du respect de l’islam. Mais c’est au nom du respect des « sensibilités religieuses » qu’Alain Vaissade, conseiller administratif de la ville de Genève, qui connaît lui aussi très bien Tariq Ramadan (il a été son professeur), recule : « Même si Voltaire croise le fer avec le catholicisme, Le Fanatisme ou Mahomet présente les musulmans comme sanguinaires. Elle peut toucher et exacerber les sensibilités religieuses. »

Ne pas blesser « les sensibilités religieuses »
En 1993, déjà, l’argument porte. Mais rien n’est encore joué. L’avis de Vaissade n’est pas encore une décision. Et Loichemol porte l’affaire à la connaissance des médias dans l’espoir d’obtenir gain de cause contre ce qu’il estime être une forme de censure : « On ne peut pas célébrer Voltaire en interdisant l’une de ses pièces. C’est une contradiction dans les termes. » Entre alors dans l’arène Tariq Ramadan, qui va servir à légitimer le refus de subventionner la pièce de Voltaire. Très précisément à partir du 25 septembre 1993, date à laquelle il s’exprime publiquement dans Le Journal de Genève. À aucun moment, Ramadan n’exige la censure de la pièce au nom du blasphème. Il se contente de culpabiliser ceux qui voudraient la monter malgré les protestations. En expliquant qu’elle risque de blesser les musulmans : « En ce moment, les musulmans bosniaques apparaissent en plein cœur de l’Europe comme les nouveaux ennemis. On ne peut pas décider de monter Mahomet en faisant abstraction d’un contexte explosif. » Le contexte n’est qu’un prétexte. En l’occurrence, les musulmans n’apparaissent pas comme les ennemis, mais plutôt comme les victimes, puisque les Européens se sentent solidaires des Bosniaques exterminés par les Serbes… Loichemol fait d’ailleurs partie de ces Européens-là. Mais peu importe, l’essentiel est de culpabiliser. Un art où Ramadan excelle ! Ce n’est ni sa première ni sa dernière intervention contre la pièce, puisqu’il déclare dans ce même article du Journal de Genève : « Les autorités m’ont demandé mon opinion. Je leur ai répondu ceci : peut-on, au nom de la liberté d’expression, blesser une population qui a l’impression qu’on ne l’aime pas ? »

La censure dans un gant de velours
Le 27 septembre, Tariq Ramadan écrit à Erica Deuber-Pauli – une amie proche – pour s’étonner de la tournure publique prise par les événements. Visiblement, il se serait bien contenté d’être consulté à titre amical, dans l’ombre, sans avoir à y prendre part publiquement. Ce qu’il fait pourtant. Et avec une certaine efficacité. Le lendemain, le conseiller administratif de Genève fait paraître un communiqué pour signifier qu’il émet un avis négatif. La décision, elle, est reportée à novembre. Les autorités se donnent encore un peu de temps pour trancher. Tout peut donc encore changer. Tariq Ramadan va alors intensifier ses efforts et multiplier les interventions médiatiques. La presse suisse, où il a de très nombreux contacts, commence à lui être favorable. Loichemol se voit même soudainement soupçonné d’être « islamophobe », autrement dit raciste. Ce qu’il vit très mal. Mis en position d’accusé, il décide d’organiser un débat au théâtre de Poche, dans le centre-ville de Genève, le 3 octobre.

Tariq Ramadan débarque entouré d’une dizaine de filles voilées, qui distribuent des tracts. Il s’agit d’une lettre ouverte adressée à Hervé Loichemol, dans laquelle Tariq Ramadan demande implicitement de ne pas jouer la pièce pour ne pas offenser les musulmans : « Vous appelez cela “censure”, j’y vois de la délicatesse. »

La lettre ouverte sera publiée dans La Tribune de Genève le 10 octobre 1993. En attendant, au théâtre de Poche, Hervé Loichemol découvre le style inimitable de Tariq Ramadan. Une âme de réactionnaire pur et dur, dans un gant de velours. Le metteur en scène cherche à le pousser dans ses retranchements en lui posant à trois reprises cette question : « Monsieur Ramadan, je voudrais connaître votre position sur l’affaire Rushdie ? » À trois reprises, Ramadan esquive et ne répond pas.

Côté public, le moraliste est parvenu à se faire passer pour la victime… Présente dans la salle du théâtre de Poche, Erica Deuber-Pauli annonce que le dossier de subvention pour la pièce n’est plus accepté, mais simplement « à l’étude ». Alain Vaissade décide, lui de ne pas accorder la subvention. « Il y a des précautions à prendre », dit-il. Nous sommes le 12 octobre, soit quinze jours après l’irruption de Ramadan dans le débat public. Le prédicateur a obtenu gain de cause, sans même avoir eu à réclamer officiellement le retrait de la pièce. Et, simplement parce qu’il n’a pas fait interdire lui-même la pièce (ce dont personne ne l’accuse !), il estime n’avoir joué aucun rôle dans cette affaire.

Lorsque Ramadan se tait, Voltaire parle
Écœure par tant de mauvaise foi, épuisé aussi par tant de mensonges et de campagnes diffamatoires, Hervé Loichemol décide de quitter la Suisse pendant un temps. Son cauchemar manque recommencer treize ans plus tard. Le 8 décembre 2005, lorsque la petite ville de Saint-Genis-Pouilly lui demande de faire une lecture de la pièce de Voltaire sur Mahomet. Sitôt alerté, Hafid Ouardiri de la mosquée de Genève part en campagne et écrit au maire pour se plaindre. Hervé Loichemol se dit prêt à renoncer : « Je ne veux pas revivre ce que j’ai vécu il y a dix ans, je laisse tomber. » Mais cette fois, le maire et le préfet lui demandent de tenir bon. Ils lui promettent même une protection policière. Le jour du vernissage précédant la lecture, devant trente à quarante personnes médusées, Hafid Ouardiri débarque pour faire son show. Comme Ramadan, il nie toutefois avoir demandé l’interdiction de la lecture. Le maire, qui s’y attendait, montre la lettre écrite par Ouardiri… qui prouve le contraire.

Cette fois surtout, Tariq Ramadan n’intervient pas dans le débat public. Et pour cause. Nous sommes précisément au moment où le prédicateur tente de redorer son blason et nie être intervenu contre cette pièce en 1993, afin de renforcer ses liens avec certains altermondialistes… Et devinez quoi ? Cette fois, la pièce a bien eu lieu.

Caroline Fourest

Paru dans « Charlie Blasphème »

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