Kiev, L’invaincue

Entre résilience et application Star Wars, la capitale ukrainienne pourrait ressembler à n’importe quelle métropole, embouteillée, lumineuse et affairée. À quelques détails près qui trahissent la guerre : le couvrefeu, les sacs de sable, les alertes aériennes, plus de femmes que d’hommes, et des cratères aux portes de la cité. Portée par son goût inépuisable pour la liberté, la ville tient bon, et poursuit le combat.

Plus un avion commercial ne survole Kiev depuis l’invasion. Le ciel n’appartient plus aux voyageurs, mais aux drones et aux missiles. L’horizon, c’est la première fenêtre qui se ferme en cas de guerre. Pour rejoindre la capitale meurtrie, il faut passer par Rome ou Varsovie, gagner la frontière polonaise, franchir les postes de contrôle, puis monter dans un train de nuit. Quatorze heures, parfois seize, ballottée dans une cabine couchette d’un charme désuet, par des wagons métalliques repeints d’un bleu brillant, sur des rails d’un autre âge. « Chaï ? » Au petit matin, une babouchka tape à la porte pour vous proposer du café ou du thé. Surprise d’entendre un accent étranger, elle sourit quand vous la remerciez en ukrainien d’un « dyakuyu » maladroit.

Il est tôt, et la gare de Kiev vibre de monde sous sa coupole sublime, portée par sa colonnade ionique, sous la lumière d’immenses lustres baroques. Une toile recouvre son vitrail par crainte d’une explosion. Si la gare centrale est toujours aussi belle, c’est également l’endroit le moins sûr de la ville. Elle qui a déjà été visée par des roquettes. Personne n’a plus le temps d’y penser en se pressant à son travail.

LA VIE EST PRESQUE BELLE

À première vue, plus rien ne distingue la capitale d’une autre grande ville affairée à vivre, saturée d’embouteillages, de restaurants chics et de magasins scintillants. À bien y regarder, tout de même, les femmes sont plus nombreuses que les hommes à marcher dans les rues. Des hommes en uniforme, les traits tirés et le corps cabossé, déambulent d’un pas plus lent, quand il ne leur manque pas une jambe. Sur les murs, il y a les photos de ces héros tombés pour la patrie. Et parfois, ce sont des héroïnes : 60 000 femmes se sont engagées dans l’armée, et 5 000 combattent en ce moment sur le front. Comme cette soldate casquée, morte au combat, dont le portrait vous fixe d’un regard franc, entre deux bougies sur un trottoir couvert de petits drapeaux ukrainiens, dans un recoin de l’immense place Maïdan.

La dernière fois que j’ai foulé ces pavés, il y a dix ans, l’Ukraine venait de vivre sa « révolution de la dignité ». Sous les tentes encore dressées, des pères, des fils et des soeurs s’étaient relayés pendant des mois, malgré la neige et les snipers de l’ancien président défait, Viktor Ianoukovitch, pour mettre fin à la tutelle de Moscou et à ce pantin de Poutine.

Je marchais alors entre des pavés encore retournés, sur une place encombrée de barricades et de drapeaux jaune et bleu, mais aussi rouge et noir (le signe de ralliement des ultra-nationalistes). À l’angle, la très carrée Maison des syndicats, vestige soviétique, affichait une immense façade noircie par l’incendie déclenché par la police et les affrontements. Comme un signe de renaissance, des artistes ukrainiens l’avaient aspergée de pois roses pour ajouter de la poésie à la tragédie.

Dix ans plus tard, Maïdan brille et la résilience ukrainienne me frappe à nouveau, à chaque rencontre, à chaque carrefour. « Les gens ne voient que les images du front, mais la vie est presque normale à Kiev », me disent tous ceux qui ne rêvent que de voir les investisseurs étrangers revenir. Et de fait, la vie est presque belle à Kiev, malgré la guerre, plus qu’avant.

LA VOIX DU JEDI

Lors de mon premier séjour, avant Maïdan, à suivre des Femen dont l’esprit rebelle annonçait la révolte du pays, la capitale semblait triste et cumuler les tares du soviétisme et du capitalisme mafieux. Aujourd’hui, Kiev retient son souffle mais respire, des citoyens fatigués mais solidaires, et fiers d’eux. Les bars branchés ne désemplissent pas mais ferment à minuit pour le couvre-feu, par solidarité avec ceux qui se battent.

Aujourd’hui, la capitale retient son souffle mais respire.

Les nuits sont parfois abrégées par une alerte sur son portable. Chacun a téléchargé l’application Air Alert, qui vous prévient au moindre avion ou missile pénétrant le ciel d’Ukraine, d’une voix très Star Wars… puisque c’est Mark Hamill, l’acteur qui joue Luke Skywalker, qui l’a enregistrée ! « Attention. Alerte raid aérien. Rendez-vous dans l’abri le plus proche », « Restez attentifs. Votre excès de confiance est votre faiblesse ». La voix du Jedi sort de mon téléphone vers 4 h 50 du matin, et la sirène de l’hôtel lui fait écho. Il faut s’habiller, chaudement, et descendre au parking, où tout est prévu : des lits de camp, des tables et des bouteilles d’eau. Pour un peu, on se croirait dans un café undergound. Exotique, jusqu’au moment où des mères descendent avec leurs petites filles emmitouflées, qui ne couinent pas ni n’émettent aucun son, et ne posent plus de questions, tellement la peur omniprésente façonne leur enfance.

“ON PRÉFÈRE DORMIR”

Tout le monde s’installe dans un silence respectueux, et se rendort ou se met à scroller. La carte du pays s’allume de rouge sur mon portable. L’alerte peut durer vingt minutes comme trois heures. Une fois levée, la voix du Jedi vous prévient, et finit par ces mots : « Que la Force soit avec nous. » Quel talent, quand même… Poutine mène une guerre du XXe siècle, et les Ukrainiens résistent avec leur sens de l’humour, et un goût inépuisable pour la liberté.

D’ailleurs, si l’alerte signale un avion, personne ou presque ne descend plus à l’abri. Seulement si c’est un missile, et encore. Cette nuit-là, c’est une pluie de missiles qui s’est abattue sur la capitale et ses environs. Et comme souvent, la défense anti-aérienne ukrainienne les a abattus en plein ciel. Mais il arrive que des débris blessent ou tuent.

À Boutcha, ville martyre de la banlieue de Kiev, le choc a creusé un nouveau cratère. Je m’y rends le surlendemain, avec des amis, guidés par une babouchka qui connaît le trajet… puisque c’est tombé à 100 mètres de la maison. « C’est pas bien grand », sourient mes amis, blasés. Eux ne sont pas descendus à l’abri pendant la nuit. « On a l’habitude, on préfère dormir », me disent-ils. Le sommeil, c’est ce que vous vole l’ennemi en premier.

Sur le trajet du retour, je suis frappée par la vitesse de la reconstruction. Boutcha, que l’on a vue ravagée sur tous les écrans du monde, ne porte plus aucune trace de son calvaire, si ce n’est un rond-point où un char a été transformé en oeuvre d’art. Autour de Kiev, à de rares exceptions près, le moindre immeuble est déjà refait à neuf. Impressionnant. Même pour mes amis kiéviens. « Notre âme ne peut pas mourir. La liberté ne meurt jamais », écrivait le poète Taras Chevtchenko, l’un des héros de la résistance culturelle ukrainienne.

LES MUSÉES SONT RESTÉS OUVERTS

C’est dans ce monde de la culture que l’envie de renaître de ses cendres bat son plein. En trente ans, l’Ukraine a connu ce que d’autres nations mettent plusieurs siècles à digérer : l’indépendance après l’effondrement de l’URSS, la tutelle post-soviétique, la révolution puis la guerre pour s’être affranchie. De quoi inspirer des films pour cent ans. Les studios de Kiev, suréquipés, en rêvent. Avant l’invasion, on y tournait de grandes superproductions hollywoodiennes. Depuis, plus aucune production internationale n’ose y poser un pied.

Les techniciens survivent en travaillant sur des publicités, des soaps locaux ou des documentaires sur la guerre. Le sous-sol des plateaux a été transformé en abri. Les milliers de costumes, de policiers ou d’infirmiers, qui y sommeillaient, sont montés d’un étage. Et occupent désormais l’immense hangar de tournage à la place des acteurs. Quand je demande si les uniformes pour jouer les soldats russes sont déjà prêts, on me sourit : « Pas encore. » La machine à transcender le réel ne saurait tarder.

Même les musées, pourtant vides et claquemurés, restent ouverts. Comme un conte de l’absurde, on peut y visiter des murs esseulés, à peine surmontés de rares expositions temporaires, gardés par des babouchkas fébriles et cerbères. Dès l’invasion, tous les chefs-d’oeuvre ont été enfouis au sous-sol, par peur des pillages et des bombardements. Sur les places, certaines statues posent protégées par des montagnes de sacs de sable ou des barricades, quand on ne leur a pas mis un gilet pare-balles pour tenter d’en sourire.

Le plus impressionnant se joue dans les couloirs sombres de la Rada (le Parlement), où je me rends pour rencontrer Olena Kondratiuk, sa vice-présidente. Tout le quartier est bien sûr bouclé par l’armée et le Parlement vit au ralenti. La grande salle des pas perdus, qui sert en temps de paix à rencontrer les journalistes, est à peine éclairée… car toutes ses fenêtres sont obstruées par des sacs de sable blanc, aménagés comme des postes de snipers, au cas où un commando russe viendrait à monter l’escalier.

À l’intérieur de son bureau, la vice-présidente me reçoit très chaleureusement, en me remerciant plusieurs fois d’être venue jusqu’à Kiev. Un geste que tous mes interlocuteurs apprécient. Les officiels ukrainiens que je rencontre ne veulent pas avoir l’air ingrats, conscients du soutien apporté par l’Union, même s’ils rappellent que « 70 % de l’aide promise n’est toujours pas arrivée » ou qu’en matière de munitions et d’armement, « l’Europe livre en un an ce que la Corée du Nord fournit à la Russie en un mois ».

La défaillance américaine, l’incapacité de l’Europe à se mettre en économie de guerre, c’est ce qui inquiète le plus ici. Sur le front, il se dit qu’on demande aux soldats d’économiser leurs munitions, qu’il n’y aura bientôt plus assez de missiles pour protéger le pays. « Les Européens doivent comprendre que le temps ne joue pas pour nous », insiste Olena Kondratiuk. Poutine le sait bien, lui. Même s’il venait à passer l’arme à gauche, elle ne croit pas que la guerre prendrait fin pour autant : « Ce n’est pas la seule maladie de Poutine, mais un mal aux racines plus profondes. » Ce que les Ukrainiens nomment l’« esprit russe » : un goût pour l’homme fort et une aspiration à la dictature, qu’ils voient aussi monter en Europe, avec effroi. Quand eux versent leur sang pour sauver l’esprit démocratique.

FLASH-BACK

C’est la troisième fois que notre directrice se rend à Kiev. Une première en 2012, pour filmer le mouvement féministe Femen, en lutte contre le régime de Ianoukovitch et le patriarcat russe orthodoxe (Nos seins, nos armes, coréalisé avec Nadia El Fani pour France 2). La deuxième en 2014, à la demande d’ONG ukrainiennes, pour surveiller l’élection présidentielle libre post-Maïdan en tant qu’observatrice internationale

ENTRETIEN

avec le philosophe ukrainien Constantin Sigov

“L’ESPRIT DE RÉSISTANCE N’A JAMAIS CESSÉ”

Pour l’intellectuel, c’est la culture qui a permis à l’identité ukrainienne de survivre à une histoire tourmentée. Des répressions tsaristes, puis soviétiques, aux crimes de Poutine…

Franc-Tireur. Beaucoup de gens en Europe ne comprennent pas la guerre entre « deux peuples frères », qui ont un long passé commun. Mais ce désir de liberté et d’indépendance ukrainien remonte à loin. Déjà, au XIXe siècle, le grand poète Taras Chevtchenko (1814-1861) l’incarnait, malgré la répression tsariste…

Constantin Sigov. En effet. Ce poète et artiste de grand talent choisit d’écrire en langue ukrainienne, et non en russe, langue de l’empire. Serf affranchi, il publie son premier recueil de poèmes, Kobzar (Le Barde), en 1840, en créant la langue littéraire ukrainienne. Sensible au sort de son peuple asservi, il s’engage dans le combat contre le servage et pour la reconnaissance de l’identité ukrainienne, ce qui lui vaut une persécution sévère jusqu’à la fin de sa vie. Chevtchenko est devenu, encore de son vivant, la voix de ceux à qui le régime impose le mutisme. Car au XIXe siècle on promulgue plusieurs décrets et circulaires interdisant de publier les manuels scolaires et même les traductions de la Bible en ukrainien. Heureusement, une partie de ce peuple vivait dans l’Empire austro-hongrois (l’Ukraine occidentale actuelle), où les textes en ukrainien étaient publiés sans entrave.

C’est grâce à des figures comme Chevtchenko que germe l’idée d’une république ukrainienne indépendante, proclamée dès la chute de l’empire ?

Oui. De nombreux Ukrainiens ont combattu pour l’indépendance, dès 1917. L‘État indépendant ukrainien qui a existé entre 1919 et 1920 est un précédent très important pour l’avenir du pays. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, les habitants de l’Ukraine occidentale, nouvellement occupée par le régime soviétique, vont se battre contre ce régime. Les dissidents des années 1960, des intellectuels qui protestaient contre le retour du néo-stalinisme sous Brejnev et les arrestations d’opposants, étaient inspirés par ce combat. Lors de la première du film de Sergueï Paradjanov, Les Chevaux de feu, en 1965 à Kiev, le critique littéraire Ivan Dziouba et le poète Vassyl Stous s’adressent à l’assistance : « Ceux qui sont contre la répression, levez-vous ! » Ce geste de droiture, de victoire sur la peur, malgré les persécutions, est emblématique. L’esprit de résistance, on le voit, n’a jamais cessé.

Et va ressurgir à l’éclatement de l’URSS ?

L’Ukraine acquiert immédiatement son indépendance. Aucune de ses régions, y compris la Crimée et le Donbass, ne déclare vouloir faire partie de la Fédération de Russie. Contrairement aux Russes, les Ukrainiens n’éprouvent pas de regret pour l’empire perdu, et se tournent donc plus volontiers vers l’Occident. C’était même la ruée vers l’Occident, grâce à deux instruments ayant posé les jalons pour une démocratie libérale : des universités libres et des maisons d’édition. J’ai eu la chance de participer à la création d’une nouvelle académie, Mohyla, qui a accueilli ses premiers étudiants en 1992, ainsi qu’à celle d’une maison d’édition, Dukh i Litera (L’Esprit et la Lettre). Le premier livre que nous avons publié, en 1992, était Le Rire, d’Henri Bergson. C’était symbolique : l’Ukraine se débarrassait de son passé soviétique et impérial en riant ! En trente ans, nous avons traduit des centaines de livres, depuis Voltaire et Montaigne jusqu’aux classiques d’aujourd’hui, y compris le Dictionnaire de la philosophie européenne. Même sous les bombes, l’académie Mohyla et ma maison d’édition continuent à fonctionner. C’est une forme de résistance intellectuelle.

Propos recueillis par Galia Ackerman

Caroline Fourest

Franc Tireur, N°119