La gauche fait-elle le lit de l’islamisme? (Fourest vs Burgat)

Débat paru dans L’Express du 17/11/2005 

(propos recueillis par Jacqueline Remy, Anne Vidalie)

Là où la journaliste Caroline Fourest craint la séduction qu’exerce sur certains une «dictature de la charia», François Burgat, directeur de recherche au CNRS, redoute la dérive simplificatrice que peut engendrer un rejet indifférencié de l’islam. L’Express les a réunis dans un face-à-face animé.

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La poussée islamiste divise la gauche française. D’un côté, ceux qui s’arc-boutent sur le respect du droit à la différence. De l’autre, ceux qui prônent la vigilance face au risque de dérives extrémistes, comme la journaliste Caroline Fourest, spécialiste des intégrismes religieux, qui vient de publier La Tentation obscurantiste (Grasset). «Il existe aujourd’hui, à gauche, de nouveaux “ compagnons de route ” pour trouver séduisante la dictature de la charia comme jadis la dictature du prolétariat», écrit-elle. Fantasme, rétorque le politologue François Burgat, directeur de recherche au CNRS, qui a vécu dix-huit ans en terre d’islam. Il est trop simplificateur d’assimiler l’islam à l’intégrisme, s’efforce-t-il de démontrer dans son dernier ouvrage, L’Islamisme à l’heure d’Al-Qaida (la Découverte). «En dressant de nouveaux murs là où il faudrait, en fait, plus que jamais, lancer de nouveaux ponts, nous accélérons, au lieu de l’inverser, la spirale de la radicalisation qui nous menace», plaide-t-il. Entre Caroline Fourest et François Burgat, le débat ne pouvait être qu’âpre.

Vous revendiquez-vous tous les deux de la gauche et considérez-vous que votre interlocuteur est aussi de gauche?

François Burgat: J’ai toujours donné mes bulletins de vote à la gauche et je ne revendique aucun monopole d’appartenance à ce camp.

Caroline Fourest: Je revendique moi aussi mon appartenance à la gauche. Je considère que le thème de l’intégrisme est aujourd’hui une question centrale qui nous divise. Sous prétexte de résister à l’impérialisme occidental, au colonialisme d’Israël ou à la dictature de certains régimes du Maghreb, des gens qui se revendiquent d’idées proches des miennes considèrent les intégristes musulmans, notamment les Frères musulmans, comme un mouvement de démocratisation, voire de libération, au point d’excommunier ceux qui critiquent l’intégrisme en les traitant soit d’islamophobes, soit de vendus à la pensée «bushienne» ou «sharonienne».

F. B.: Comme vous, je milite de longue date pour que la femme puisse affirmer son autonomie dans l’espace familial, renforcer son accès à l’espace politique et professionnel, dans le monde musulman comme dans le nôtre. En revanche, je critique vos méthodes. Vous me rappelez Taslima Nasreen…

C. F.: C’est un joli compliment.

F. B.: En 1994, en visite à Paris, elle a déclaré devant Notre-Dame: «Permettez-moi de tourner le dos au symbole de tant de siècles d’obscurantisme religieux qui ont asservi les femmes.» Taslima Nasreen s’est automarginalisée au sein du mouvement féministe de son pays, parce qu’on ne mobilise pas une société en lui demandant de payer un prix aussi élevé que de «raser» sa Notre-Dame de Paris.

« On ne mobilise pas une société en lui demandant un prix aussi élevé que de «raser» sa Notre-Dame »

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C. F.: Je n’ai jamais voulu démolir Notre-Dame! Je pense que notre différend porte sur la définition du féminisme et de l’intégrisme. Pour moi, ce terme désigne un mouvement politique qui instrumentalise la religion à des fins liberticides et réactionnaires. Dans vos écrits et dans ceux de beaucoup d’intellectuels qui se revendiquent de la gauche, je décèle une tolérance, une complaisance, voire une fascination assumée pour un courant sexiste et homophobe, qui défend des valeurs totalitaires à l’opposé du progressisme.

Donnez-vous le même sens au mot islamisme?

F. B.: Nous serions d’accord, Caroline Fourest, si vous évoquiez la composante «salafie», c’est-à-dire la frange sectaire du courant islamiste, et non sa totalité. Or vous incluez dans votre définition de l’islamisme ceux qui, comme mon collègue l’intellectuel suisse Tariq Ramadan, entendent avant tout «parler musulman», en d’autres termes réhabiliter le droit d’user de la terminologie musulmane pour exister et être respecté.

Est-ce que la gauche fait le lit de l’islamisme?

F. B.: Je pense que oui, une certaine gauche fait le lit de l’intégrisme. Celle-là émet un veto absolu, sectaire, arrogant face à une génération qui veut participer au progrès de l’histoire en employant une démarche, un lexique différents. Vous êtes l’un des porte-parole de cette gauche, Caroline Fourest. Vous refusez l’idée que les femmes musulmanes, en utilisant les ressources de leur culture, puissent faire avancer leur cause.

C. F.: Parlons de ce féminisme islamique que vous trouvez plus intéressant que mon féminisme laïque. Selon la définition qu’en donne Tariq Ramadan, les femmes doivent occuper des emplois qui correspondent à leur «nature», à condition que cela ne mette pas en péril leur rôle au sein de la famille patriarcale, et, bien sûr, se voiler pour ne pas tenter les hommes. Si c’est ça, votre notion de la libération des femmes

« Peut-on espérer qu’un monde meilleur viendra de mouvements sexistes et homophobes ? »
Où passe pour vous le clivage à l’intérieur de la gauche?

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C. F.: Nous rêvons tous de démocratisation, de justice et d’égalité. Nous sommes d’accord sur le nécessaire rééquilibrage des rapports Nord-Sud, contre le colonialisme, pour la critique de la politique israélienne et américaine. Là où nous ne sommes plus d’accord, c’est sur l’ordre des priorités entre tiers-mondisme et antitotalitarisme. Je m’oppose à ceux dont le tiers-mondisme est devenu si caricatural qu’ils pardonnent tout aux mouvements issus du Sud, même antisémites, sexistes et réactionnaires, pourvu qu’ils prétendent tenir la dragée haute à l’Amérique de Bush. Je suis anti-impérialiste et anticolonialiste, mais je n’accepterai jamais de m’allier, au nom de ces convictions, avec des mouvements qui se revendiquent d’un islam totalitaire en guerre contre l’islam laïque.

F. B.: J’affirme pour ma part que la majorité des islamistes, derrière le voile identitaire de la rhétorique religieuse, revendiquent des droits parfaitement universels, en économie ou en politique, localement ou mondialement. Votre définition de l’islamisme ne porte que sur la frange sectaire qui rejette le bébé de la modernisation avec l’eau du bain de la déculturation. Elle existe. Je la dénonce et je la combats comme vous.

C. F.: Vous évoquez dans votre livre la «réislamisation», le «parler musulman». Moi, j’appelle ça le «parler théocrate». Prenons l’Algérie. Dans tous vos écrits, vous avez soutenu le Front islamique du salut (FIS). Les massacres, selon vous, étaient uniquement imputables à l’armée et au gouvernement. Autrement dit, les islamistes sont de doux agneaux pacifistes dont nous devrions attendre l’arrivée au pouvoir pour voir le Sud enfin démocratisé!

F. B.: J’entends prendre solennellement date avec vous aujourd’hui sur ce sujet, particulièrement révélateur de la géométrie variable de votre humanisme et de votre antitotalitarisme. Existe-t-il deux catégories de victimes? Deux catégories de totalitarisme? Comment peut-on nier les faits, c’est-à-dire la responsabilité massive, systématique de l’armée algérienne dans les massacres qu’elle a attribués aux islamistes? Comment mépriser les demandes des familles de milliers de disparus enlevés par l’armée? C. F.: Je critique, moi aussi, les méthodes de l’armée algérienne. Mais l’énergie que vous mettez à dénoncer le complot de l’armée ne sert qu’à une chose: disculper les intégristes de leurs crimes pour nous expliquer ensuite qu’ils sont la voie de l’avenir.

F. B.: Ce que j’ai toujours dit, c’est que le processus de démocratisation, lent, difficile, complexe ne peut se faire qu’avec les forces politiques réelles! On ne peut pas laisser exclure par la violence 60 ou 80% du peuple sous prétexte qu’il n’a pas l’air sympathique! Or la décennie 1990 a été celle du désaveu des stratégies légalistes. Nous avons envoyé aux oppositions un message constant: l’instrument électoral n’est pas fait pour permettre une alternance politique. C’est ainsi que l’on a nourri la radicalisation qui a fabriqué la génération Al-Qaeda.

Revenons en France. Quand une partie de la gauche se bagarre contre la loi sur le voile ou soutient des horaires réservés aux femmes dans les piscines, fait-elle le jeu des intégristes musulmans?

F. B.: Je ne nie pas la nécessité de recourir à la force de la loi face à ceux qui disent, par exemple «Je ne veux pas que ma fille fasse du sport ou des sciences naturelles». Je suis contre un voile qui empêche de voir, d’entendre ou de courir dans la cour de récréation. Ce voile ne me pose pas de problème, en revanche, s’il ne porte pas atteinte à la substance des valeurs de l’éducation. Sur d’autres questions, je pense que l’on peut écouter tous les avis. Les douches d’une piscine doivent-elles être mixtes? Je n’ai pas de réponse péremptoire.

C. F.: J’ai trouvé intéressant le débat autour de la loi sur les signes religieux à l’école publique. Ma conviction était qu’il fallait une loi pour protéger les filles ne voulant pas porter le voile, ni subir les pressions communautaires. Mais l’opportunité, ou non, d’une loi faisait partie du débat. Là où j’ai été révoltée, c’est lorsque des intellectuels et des militants se sont alliés avec des associations intégristes, dans une opposition de principe à cette loi, et ont traité d’islamophobes ses partisans laïques et féministes. C’est de l’anathème. Dans le mouvement Une école pour tous, on retrouve des organisations de gauche comme le Mrap et la Ligue des droits de l’homme au côté d’associations proches de l’Union des organisations islamiques de France (UOIF). Jeunes musulmans de France, par exemple, dont le prédicateur vedette, Hassan Iquioussen, pense que la Shoah est un complot de Hitler et des juifs pour occuper la Palestine. Est-ce que ce sont des associations progressistes avec lesquelles on peut militer main dans la main? Ma conviction est que non.

N’y a-t-il pas, en effet, des alliances dangereuses?

F. B.: Votre réaction face à la génération de ceux que vous nommez indistinctement les «intégristes» rappelle celle de la société française dans les années 1950 envers ceux que l’on appelait tout aussi indistinctement les «fellagas». A l’époque, déjà, l’épouse du général Massu expliquait que l’arrivée au pouvoir du FLN signerait la fin des droits de la femme et le double langage des «terroristes» était stigmatisé. Aujourd’hui, entre les altermondialistes et Tariq Ramadan, la coopération est loin d’être automatique. Des tensions (mais aussi des interactions) ont lieu, principalement sur le terrain de l’homosexualité, même si les positions se sont considérablement rapprochées.

C. F.: C’est le cœur du sujet: peut-on se contenter de convergences et qualifier de «tensions» des questions aussi mineures à vos yeux que l’égalité homme-femme, les minorités sexuelles et les libertés individuelles? Je ne comprends pas pourquoi certains militants et intellectuels pardonnent à l’intégrisme musulman ce qu’ils ne toléreraient jamais de l’intégrisme chrétien. Les mouvements issus de l’école de pensée des Frères musulmans, qui défendent un islam réactionnaire et intégriste, n’ont pas leur place au sein de l’altermondialisme.

Evoquons l’Appel des indigènes de la République, lancé le 18 janvier dernier, qui fustige les discriminations subies par les Français issus de l’immigration. Ce texte a rassemblé, lui aussi, associations musulmanes et organisations de gauche…

C. F.: S’il s’était agi d’affirmer que le racisme anti-arabe persistait de manière honteuse dans notre pays, nous aurions tous signé. Mais ce n’est pas ce que dit ce texte. Il explique que les partisans de la loi sur les signes religieux à l’école publique sont les principaux vecteurs du renouveau du racisme!

F. B.: L’Appel des indigènes rappelle que des raccourcis anti-humanistes hérités de la période coloniale subsistent bel et bien en France. Si les banlieues ont pris feu, c’est à cause d’un déni de représentation qui nous renvoie au racisme de la République coloniale à deux vitesses, lorsqu’elle prétendait, y compris par les armes, «apporter la civilisation» aux «indigènes» d’Algérie, d’Afrique et d’Indochine. Comme au temps de la colonisation, le combat des femmes est aujourd’hui instrumentalisé pour légitimer, en France et dans tout le monde musulman, les groupes dominants. Vous-même contribuez à criminaliser tous les militants engagés dans des processus de résistance, du seul fait qu’ils emploient le langage de la culture musulmane. «Vous protestez contre l’occupation militaire israélienne, leur dit-on, mais les jupes de vos femmes sont un peu trop longues, donc vous n’êtes pas assez modernes pour être légitimes.» En France, vous qualifiez tout musulman de théocrate, alors que je vous mets au défi de trouver un acteur associatif qui refuse d’adhérer explicitement au principe de laïcité.

C. F.: Vous caricaturez ma position pour éviter de répondre à la question que je vous pose: peut-on espérer qu’un monde meilleur viendra de mouvements sexistes et homophobes? N’oublions pas que le mentor de l’UOIF, du Collectif des musulmans de France, de Jeunes musulmans de France – que l’on retrouve au sein des Indigènes de la République et d’Une école pour tous-tes – s’appelle Youssef Al-Qardawi. Ce monsieur est le porteur d’un islam absolument intolérant. La seule question qu’il se pose sur les homosexuels est de savoir s’il faut brûler l’actif ou le passif en premier. Ma gauche n’est pas celle qui s’allie à cet homme-là pour faire avancer le monde !

F. B.: Pas question de nier que l’on puisse trouver, chez certains Frères musulmans, des traces de sectarisme ou de conservatisme machiste. Mais passez au même crible la droite (ou la gauche) parlementaire française sur soixante-quinze ans et nous aurons des surprises…

C. F.: Les musulmans avec qui je travaille sont ceux qui se battent pour qu’on cesse de défigurer l’islam, de le prendre en otage au profit d’objectifs politiques entre les mains de MM. Ramadan ou Al-Qardawi. Ou de Nicolas Sarkozy, qui préfère construire des mosquées que des terrains de football dans les banlieues. Je pense que le lien social a besoin d’un peu moins de CRS et d’imams radicaux…

F. B.: Il existe une arme absolue contre les tensions de la société française et contre le terrorisme. Elle s’appelle partage. Partage des ressources économiques et financières. Partage du pouvoir politique et du droit à la parole publique.

C. F.: Sur ce point, nous sommes d’accord, même s’il s’agit moins, à mes yeux, de «partager» que de garantir l’égalité des chances à tous les Français, quelle que soit leur origine ou leur religion.

Photos : © J.-P. Guilloteau/L’Express

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