Colère noire

La colère a fait trois morts. Ce ne sont peut-être pas les derniers, vu la rage qui secoue les rues d’Athènes. Est-elle légitime ? En partie oui. Les Grecs ont raison de crier au voleur s’ils parlent de leurs anciens dirigeants, qui ont laissé l’Etat prendre l’eau, tout en se remplissant les poches avec l’argent de l’Union européenne, avant de maquiller sa dette grâce au savoir-faire de Goldman Sachs. L’actuel président grec, qui n’est pas responsable de ce passif, devrait sans doute mettre sur pied une « commission vérité » pour enquêter plus en profondeur sur les responsables de cette faillite et la corruption… S’il ne veut pas finir en « ennemi public numéro un » sur un mode expiatoire.

Faut-il pour autant tout pardonner à la colère populaire parce qu’elle prend pour cible Goliath ? Non. Car le « peuple grec » (idéalisé comme un tout dans le discours de certains leaders de la gauche radicale européenne) a sa part de responsabilité dans cette faillite collective. La crise grecque n’est pas uniquement due à la crise financière, mais aussi à la méfiance historique qu’entretiennent les Grecs avec l’Etat et la redistribution fiscale. Depuis l’Empire ottoman, l’Etat a systématiquement été perçu comme un « ponctionneur » qu’il faut contourner en payant le moins d’impôts possible, en payant en liquide pour ne pas laisser de traces. La moindre facture et le travail déclaré sont vécus comme une oppression par la plupart des commerçants. Ce qui pouvait apparaître comme une forme de résistance face au colonisateur ottoman ou à la dictature des colonels a tué toute possibilité d’un Etat-providence, juste et solide. Les anarchistes grecs qui jettent des cocktails Molotov contre les banques sont en partie les enfants de cette mentalité anti-Etat – ailleurs on dirait poujadiste et ultralibérale – qui a si bien profité aux corrompus et aux capitalistes.

Il ne faut pas confondre leur rage sans bornes avec la colère, plus légitime, de salariés et de fonctionnaires adhérant au principe d’un plan d’austérité – qu’ils savent nécessaire. Ceux-là souhaitent surtout voir les responsables directs mis davantage à contribution. Ils ont raison de craindre un sauvetage aux frais des services publics. Mais comment nier que certains sacrifices sont inévitables ?

La situation est trop grave pour ajouter la paranoïa à la colère. Elle mérite de nuancer les raccourcis entendus ici et là pour mobiliser la gauche radicale et nous présenter le « peuple grec » comme la victime expiatoire d’un plan d’austérité « ultralibéral », voire de « l’usure » des prédateurs de la zone euro… Comme si ce plan était désiré, par idéologie ou par calcul, et non un moindre mal que tout le monde subit. Comme si les peuples des pays volant au secours de la Grèce pouvaient accepter de prêter sans intérêts ni garanties.

Que dira-t-on demain aux opinions publiques de ces pays, également frappés par la crise, si ce prêt se révèle à fonds perdus ? Après avoir porté aux nues la colère du peuple grec et vanté le principe de solidarité, ne risque-t-on pas d’entendre les mêmes hurler contre l’Union européenne et sa solidarité imposée ? De celle qui coûte si cher aux Français ? Dans les deux cas, on prépare l’opinion publique à rechercher des boucs émissaires pour mieux quitter la zone euro sur un mode populiste et nationaliste. Mais on ne lui dit pas ce qu’il se passera après… Quand la Grèce aura coulé et que la zone euro aura explosé. Que pèsera la France face à l’Inde ou à la Chine ?

Même en colère, les peuples ne méritent pas qu’on leur mente. Même en guerre contre l’arrogance et la toute-puissance, la gauche radicale ne devrait pas pousser le romantisme jusqu’à parler de « légitime défense » à propos d’une rage populaire qui commence à tuer. Non pour nier qu’il existe des raisons d’être en colère. Mais pour canaliser cette énergie au service d’une prise de conscience constructive et non d’une rage populiste, potentiellement nationaliste ou meurtrière.

Caroline Fourest

Le Monde du 7 mai 2010