Portrait de Caroline Fourest dans Libération

© Jean-Philippe BALTEL

Son mot préféré est « combat ». Parce qu’il faut des gens pour monter au créneau, dit-elle, et que l’époque est au mou. Aussi la voit-on plus souvent qu’à son goût à la télé, où l’on admire sa pédagogie et son sang-froid. Elle n’est jamais agressive, mais elle laboure implacablement son sillon.

De sa vie intime, on saura peu, sinon qu’elle a été une enfant farouche, qui s’ennuyait à attendre d’être adulte. Et plus on parle avec elle, plus on se dit que cette retenue, ce self-control est à la fois sa force et sa faiblesse.

La force qui lui permet de garder son calme dans les tempêtes idéologiques – voire face à une entarteuse comme l’an passé à Bruxelles -, mais dont l’envers est une fragilité, un trop de vérité à protéger, comme si elle n’avait pas pris le temps de fabriquer le «héros» privé que les journalistes attendent de tout personnage public. Mis à part un goût pour le chocolat et les animaux sauvages, il faudra saisir Caroline Fourest par ses chroniques dans le Monde, sur France Culture et à Charlie Hebdo. Et surtout par ses livres, écrits seule comme comme Frère Tariq (2004) ou la Tentation obscurantiste (Grasset, Prix du livre politique 2006), ou à quatre mains avec sa compagne, la politologue Fiammetta Venner, Tirs croisés, la laïcité à l’épreuve des intégrismes juif, chrétien et musulman (2003) et les Nouveaux Soldats du pape, programmé pour la venue en France de Benoît XVI.

Débarquée d’Aix-en-Provence à Paris à 14 ans, dans les valises d’une mère antiquaire, Caroline Fourest vient à la pratique du politique par le journalisme d’investigation, en s’intéressant d’abord à l’extrême droite puis en infiltrant une secte. Rapidement, elle se spécialise dans la défense de la laïcité. Ce parcours médiatique et engagé (elle mène combat pour le Pacs en dirigeant le Centre gay et lesbien à Paris et en écrivant pour le magazine Têtu) se double d’un cursus universitaire qui la mène, en passant par l’histoire et la socio, à un DESS de communication politique et à Sciences Po Paris, où elle enseigne actuellement.

Quand on googlise Fourest, on est rapidement pris du tournis de la théorie du complot. Son blog et le site de la revue Prochoix (qu’elle codirige avec Fiammetta depuis 1997) archivent l’ensemble de ses faits, dits et écrits, tandis que se déchaînent sur le même Web des armées de contradicteurs plus ou moins crédibles. Que lui reprochent-ils ? Tout et son contraire, ce qui plaide plutôt en sa faveur. D’être à la fois trop et pas assez laïque. « Vous […] contribuez à criminaliser tous les militants engagés dans des processus de résistance, du seul fait qu’ils emploient le langage de la culture musulmane », lui assène ainsi François Burgat, spécialiste de l’islam, dans un débat organisé par l’Express en 2005. Et alors qu’elle est classifiée « islamophobe » par les Indigènes de la République et les partisans de Tariq Ramadan, le site Ripostelaique.com l’accuse de « soutenir que l’islam doit être défendu si l’on veut contrer l’intégrisme islamique ». Le site en question, il faut le préciser, considère l’islam comme un « péril mortel pour la démocratie ».

Caroline Fourest, elle, se défend d’avoir des maîtres à penser ou des préjugés. « En commençant Frère Tariq, j’envisageais sérieusement que ses prédications fassent plus de bien que de mal. Je ne m’éclaircis les idées qu’en écrivant des livres. » Résultat : après examen des publications et prédications de Ramadan, elle a conclu qu’il tenait un double discours incompatible avec la laïcité qu’elle défend. Son avant-dernier ouvrage, le Choc des préjugés (Calmann-Lévy, 2005), résume assez bien sa position : un moyen terme raisonnable, à la fois anti-intégriste et antiraciste. Une première partie réfute les angoisses sécuritaires en réexpliquant par exemple que les émeutiers de 2005 n’étaient pas des délinquants ou qu’il est faux de penser que « les Français d’origine « arabe » ne s’intègrent pas ». La seconde tape symétriquement sur ce qu’elle appelle les préjugés « victimaires », en démontant des idées du type « ceux qui ont publié les caricatures [de Mahomet, en 2006] l’ont fait par racisme » ou, pire, « les Juifs sont responsables de l’esclavage ».

Elle prône un «vivre-ensemble» que le sarkozysme lui semble menacer quand il construit « des lieux de cultes plutôt que des centres socioculturels, dans l’espoir bien illusoire d’acheter la paix sociale en substituant « l’espérance spirituelle » à l’espérance sociale ».

Est-elle, comme certains l’en accusent, obsédée de l’islamisme au détriment des autres intégrismes ? Certes, le fanatisme islamique lui semble actuellement le plus nocif, mais cela n’a rien « à voir avec la religion mais avec l’instrumentalisation de la religion ». Si l’extrémisme juif est quantitativement moins représenté dans son corpus, ça ne l’a pas empêchée, dit-elle, de lutter à la mairie de Paris pour « faire sauter quelques subventions aux Loubavitch ». Elle est de toute façon coupable, aux yeux des mêmes, d’avoir soutenu Val, le patron de Charlie Hebdo, dans ses accusations d’antisémitisme contre Siné. Elle s’explique volontiers sur l’affaire, raconte avoir déjà une fois quitté Charlie avec Fiammetta, lorsque Siné publia un article « à vomir » sur la Gay Pride en 1997, l’année même où elles avaient commencé à y travailler. Elles y sont revenues depuis. « C’est sans doute générationnel, mais l’humour de Siné reste pour moi une énigme douteuse. Le côté  » je me défoule envers les homos, les noirs, les juifs et les femmes voilées pour montrer que je suis anar et viril » ne me parle pas du tout. »

La femme, justement, et sa place dans la société, lui semble un bon test pour les laïcités, de quelque religion qu’elles soient, si l’on ose dire : « Le féminisme a traumatisé un inconscient anthropologique qui se manifeste aujourd’hui par le retour du fanatisme religieux. »

Les Nouveaux Soldats du pape en remet une couche contre « la réaction en cours » au Vatican, en étudiant ses liens avec l’Opus Dei ou la Légion du Christ : « Si des parents ont confié leur fils à la Légion du Christ sans savoir quel genre de mouvement c’était et que mon livre leur ouvre les yeux, j’aurais le sentiment d’être utile.» Plus généralement, elle veut être « utile à des publics divers, tels que les enseignants, militants, syndicalistes, élus locaux ». Et de citer un principal qui avait organisé un service de cantine spécial dans son collège pour les musulmans et les juifs, « en leur assignant du coup une identité qu’ils ne demandaient pas forcément ». Elle conseille simplement « de proposer poisson et viande au même service. C’est toute la difficulté de concilier, dans les politiques publiques, le respect des libertés individuelles et du multiculturel avec le maintien d’un certain espace commun. »

Le lendemain de l’entretien, on reçoit d’elle un mail sur sa vie privée : « Je ne sais pas faire autrement qu’analyser les gens, même mes proches. Cela ne m’empêche pas de les aimer. Comme cela ne m’empêche pas de combattre ceux que j’analyse. » Combattre ce que l’on aime, aimer ce que l’on combat : c’est peut-être la clé de l’ambivalence des sentiments qu’elle déchaîne.

Eric Loret, Libération du 10 septembre 2008