Quand personne ne savait prononcer le mot « woke » en France et qu’on s’inquiétait de ses dérives, on passait pour un « boomer » réac. Même quand on était né dix ans après 1968 et qu’il s’agissait d’éviter les retours de bâton. Nous y sommes. Depuis que Zemmour et LR redoutent la cancel culture, on dirait que la civilisation va s’effondrer si des jeun’s disent « iel » au lieu de « il » ou de « elle ». Parfois, ça sent le gros clin d’œil à la Manif pour tous. Un papa, une maman ou l’apocalypse !
Prenons une longue inspiration. Et voyons ce qui pose réellement problème. Il n’est pas question de vouloir dire « iel » entre amis, mais de vouloir changer la langue commune, et sa règle, sur la base d’un ressenti, aléatoire et personnel. Quand on a 20 ans, surtout si l’on fréquente une grande école, on est persuadé que le monde tourne autour de son nombril. On se lève en se sentant il. On se couche en se pensant elle. On peut facilement passer la journée à tyranniser ses amis pour exiger d’être appelé « iel ». Parfois, la crise d’adolescence s’attarde un peu.
Maia Kobabe, dessinatrice de bandes dessinées adulée par la jeunesse des États-Unis, enchaîne les bulles dans lesquelles les personnages expliquent à leur entourage comment les nommer sans les offenser. Parfois, ils changent d’avis. Aux dernières nouvelles, on hésitait entre « e », « em » et « eir ». Ne riez pas. Ce serait une micro-agression.
C’est d’autant plus gonflé qu’en anglais le fameux « they » peut facilement remplacer « he » ou « she ». Le français n’autorise pas le neutre. L’imposer, c’est révolutionner toute la phrase qui s’accorde. Que les jeunes cherchent à déjouer une langue aussi séparatiste entre le féminin et le masculin, on peut les comprendre. Mais qui décide, un beau matin, qu’il faille dire « iel » ? Et surtout, comment savoir si c’est approprié sans connaître – intimement – la personne désignée ?« À moins de remplacer massivement « il » et « elle » en toute circonstance, binaire ou non binaire, le pronom « iel » représente une forme d’intimidation. »
C’est là qu’est l’os. De même que le langage inclusif exclut en réalité les non-initiés, l’usage de pronoms dégenrés demeure une démarche élitiste. C’est une déconstruction, mais aussi un pouvoir que l’on se donne : celui de prendre les autres en faute. Qui osera parler sans avoir peur d’offenser ? C’est le grand tort des « éveillés ». Ce ton péremptoire, leur façon d’imposer un nouveau vocabulaire volontairement difficile à décrypter. Comme si l’envie d’exister comptait plus que le dialogue ou que convaincre.
Sans cette générosité, à moins de remplacer massivement « il » et « elle » en toute circonstance, binaire ou non binaire, le pronom « iel » représente une forme d’intimidation. Si le silence l’emporte, le mot sera vite retiré du dictionnaire. Le Robert en ligne aura simplement permis à quelques parents de comprendre ce que leurs enfants baragouinaient. Si le pronom « iel » se répand et vous froisse l’oreille, inutile de crier. Il reste toujours possible de lever les yeux au ciel.
Caroline Fourest, Marianne, 26/11/2021
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