On reste fasciné par ce tour de l’esprit consistant à désirer la tyrannie par amour de la liberté. Dans son Discours de la servitude volontaire, La Boétie nous rappelle que l’acceptation de l’absolutisme s’obtient rarement par la force mais bien plus souvent par une ruse de la volonté. Un ensorcellement collectif.
On pense à ces foules qui piétinent tous les samedis, en se croyant opprimées, persuadées de vivre déjà en dictature… Et qui courent se jeter dans les bras d’apprentis dictateurs. Les mêmes qui se plaignent de devoir montrer un passe sanitaire pour aller au restaurant nourrissent une fascination à peine voilée pour la Russie de M. Poutine, où les élections sont truquées, les opposants assassinés ou empoisonnés. Ne parlons pas de la Hongrie de M. Orbán, où le gouvernement contrôle les ventres et les médias.
« Libertés, libertés chéries ! » Même en ajoutant un « s » au titre quasi éponyme de Pierre Mendès France pour rafler tous les publics, cet appel langoureux masque un profond désir d’autorité. La tyrannie ne s’annonce jamais. Elle ne mène jamais campagne en gueulant « avec moi, vous ne pourrez plus sortir de chez vous sans papiers, ni choisir le prénom de vos gosses, ni vous marier avec qui vous voulez, ni écrire que je suis un tyran sans aller en taule ». Elle commence par désigner une source à tous vos problèmes, crier qu’on ne peut plus rien dire, montrer ce que tout le monde voit, et finit par vous mettre un sac à la place du masque sur les yeux et la bouche.
C’est au nom d’une vision brouillonne et vociférante de la liberté qu’on étouffe la démocratie. Elle peut en mourir. C’est l’alerte lancée par Anne Appelbaum dans Démocraties en déclin. Réflexions sur la tentation totalitaire (Grasset). Sans doute l’une des plus brillantes éditorialistes américaines. De celles qui ont le courage de dénoncer l’illibéralisme de gauche, la Pravda « woke », sans perdre de vue que l’illibéralisme de droite, la Pravda trumpiste ou poutinienne, est encore plus dangereux. Vivant entre l’Amérique et la Pologne, elle a vu la propagande et la polarisation déchirer ces deux pays et son entourage. Aux États-Unis, les démocrates et les républicains ne peuvent plus se parler. À Varsovie, les dîners civilisés sont devenus impossibles.
Là-bas, la polarisation ne porte pas seulement sur la question noire, l’islam ou la vaccination, mais aussi sur le danger apocalyptique du lobby homosexuel et l’emprise fantasmagorique du financier Soros ! Des délires aggravés par la cacophonie sur les réseaux sociaux. D’un côté, le tumulte fatigue et lasse de la démocratie. De l’autre, il permet aux autoritaires de brouiller le faux du vrai pour mieux rafler les fatigués, qui se mettent à rêver d’ordre et d’unité. Une tentation autoritaire qui ne concerne pas que l’Europe de l’Est ou l’Amérique. Elle arrive chez nous. Elle nous enserre déjà.
Caroline Fourest, Marianne, 1/10/2021
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