Polanski : ni censure, ni éloge

« Et si le débat se déclinait plutôt en trois questions. Peut-on séparer l’artiste de l’œuvre ? L’homme de l’artiste ? L’art de la société ? A-t-on encore le temps ou la patience d’entrer dans ces nuances ? »

Dans ce tourbillon de plaintes, où le moindre émoi peut condamner à l’échafaud, le courage est peut-être de renoncer à siéger comme juré. Ne pas s’asseoir sur le banc de ceux qui voudraient condamner Roman Polanski à perpétuité au point d’interdire ses œuvres. Ne pas voter avec ceux qui l’acquittent au point de le célébrer.

Il se trouve que les premiers sont plutôt des femmes, et les seconds plutôt des hommes. Il se trouve que ce n’est pas un soirée des Césars, où le burlesque le disputa au drame, personne n’a vu la même pièce.

Les femmes, pas toutes, ont vu un pédocriminel être récompensé malgré #MeToo. Les juifs, pas tous, un survivant du Ghetto de Cracovie être moqué. Les Noirs, pas tous, se sont demandés s’il fallait se compter dans la salle, sans voir qu’ils triomphaient sur scène. Mais d’autres facettes ont joué. Ceux qui se sentent artistes avant tout ont pensé qu’on insultait un grand metteur en scène et qu’on gâchait leur fête avec toutes ces histoires. Ceux qui se sentent engagés avant tout se sont reconnus dans le geste d’Haenel, puis, trois jours plus tard, dans la plume enflammée de Virginie Despentes. Parfois confusément.

LA PLUME DOIT ÉNONCER LE JUSTE

Avec tout le talent que procure l’incandescence, celle qui a osé dépeindre les frères Kouachi comme des dominés et voir dans leur crime une « déclaration d’amour » voudrait aujourd’hui nous faire croire que les « puissants » ayant voté Polanski sont les mêmes qui passent la réforme des retraites au 49.3. La réalité est plus complexe que la lutte des classes et des sexes réunis. Ce sont en majorité des techniciens, intermittents du spectacle, qui ont voté pour un réalisateur qui leur donne du travail depuis trente ans. La plume doit parfois renoncer au plaisir de plaire pour énoncer le juste.

Et si le débat se déclinait plutôt en trois questions. Peut-on séparer l’artiste de l’œuvre ? L’homme de l’artiste ? L’art de la société ? A-t-on encore le temps ou la patience d’entrer dans ces nuances ? Sommés de juger, par la meute ou par la hâte, nous ne votons pas pour le « meilleur » ni pour ce que nous croyons juste, mais pour ceux qui nous ressemblent. Celui ou celle à qui on s’identifie, parfois sans s’en apercevoir. C’est, au fond, le plus tragique. Ce passage à l’âge identitaire. Une étape nécessaire, parfois progressiste, parfois violemment régressive, qu’il faudrait dépasser.

IL N’EST PAS QUESTION DE LE CENSURER

Oui, je suis femme, et lesbienne, mais aussi écrivaine et réalisatrice engagée. Je ne crois pas que l’on puisse dissocier l’art de la société, ni l’artiste de l’homme. Mais j’aimerais continuer à vivre dans un monde subtil, où l’on ne juge pas les œuvres comme on juge les hommes. Je comprends qu’on veuille récompenser J’accuse, ses costumes ou ses premiers rôles. Je ne comprends pas qu’on offre un 5e César à Roman Polanski. Comme s’il n’existait pas de réalisateurs plus prometteurs cette année. Comme si #MeToo n’avait pas parlé.

Polanski lui-même rêvait qu’on l’oublie à cette cérémonie. Il n’est pas question de le censurer, mais qu’on ne nous demande pas de l’applaudir. Je comprends celles qui se sont levées. Je comprends celles et ceux qui sont restés. Je ne jetterai jamais la pierre à Fanny Ardant, qui, sans donner de leçon à quiconque, a déclaré qu’elle aimait ses amis, et ceux qu’elle admire, jusqu’à la guillotine. On a le droit de détester l’odeur du sang. Mais de grâce, qu’on ne crache pas sur Florence Foresti et son humour férocement féministe parce qu’elle a osé porter le fer dans la plaie. Ou même se moquer de la taille d’un réalisateur qui a reconnu son goût pour les enfants de 13 à 15 ans. Cette pique reste une caresse quand on songe à ce qu’elle dénonce. Et nous change un peu des blagues sur le physique des actrices.

Il est plus juste de se demander s’il n’existe pas une tendance douteuse à cognersur le premier homme blanc venu, tout en épargnant les hommes dits « racisés », même lorsqu’ils sont puissants et que leurs crimes sont plus récents. Ce qui donne de troublants oublis. Comme l’impossibilité de rappeler l’expédition punitive masculiniste de Ladj Ly, ou même de compter le nombre de femmes dans son film.

Il faut être Tariq Ramadan pour croire que la couleur de sa peau ou sa religion ont aggravé son cas. La vérité, c’est qu’il serait jugé depuis des années s’il n’était pas un puissant prédicateur musulman. Et qu’il aurait déjà gagné un César s’il avait réalisé un film.

Caroline Fourest

Marianne