Droit à l’avortement : nos ventres, leur guerre

C’est aux résistances qu’elles suscitent qu’on mesure la force des conquêtes. La libération du corps des femmes du risque de grossesse non désirée est la plus grande des avancées du XXe siècle. Un pas plus grand que celui posé sur la Lune, qui rend fous tous les bigots, tous les médiévaux, tous les soumis à la fatalité divine ou naturelle. Car cette déconnexion entre sexe et reproduction coupe la chaîne de l’esclave sur qui repose la domination suprême et masculine.

Tant que les femmes ne peuvent pas maîtriser leur ventre, elles ne peuvent maîtriser leur destin. C’est pour ne pas tomber enceinte que les femmes ont longtemps été interdites d’aimer en dehors du mariage. Quand la libération sexuelle est enfin venue, d’abord parce que les hommes y avaient intérêt, c’est sur les femmes que pesait toujours le poids de cette liberté. Seule la contraception associée à la légalisation de l’IVG a mis leurs corps à égalité. Voilà pourquoi ces avancées terrorisent tant les patriarches.

Il suffit de voir les réactions de haine au moment du vote de la loi Veil ou même après la mort de celle qui l’a portée. Les députés FN ont trouvé le moyen de s’éclipser au moment de l’hommage rendu au conseil régional de Bourgogne – Franche-Comté. En 1986 à l’Assemblée, quand le parti comptait 35 députés, leur seul fait d’armes fut d’avoir formé un groupe parlementaire avec Christine Boutin pour ferrailler contre la loi Veil. Après avoir échappé aux camps d’extermination, Simone Veil a passé sa vie à subir la rage de ceux qu’elle appelait les «SS au petit pied», cumulant les deux haines les plus tenaces au monde : celle des femmes et celle des juifs.

La grande spécialité des groupes antiavortement a toujours été de la comparer à une nazie. A l’annonce de sa mort, le groupe Jeunesse de Dieu est allé jusqu’à recycler un vieux dessin la montrant serrant la main de Hitler, avec le sous-titre : «Loi Veil a déjà 6 millions de victimes». L’idée étant de battre à tout prix la Shoah, pour mieux la relativiser, tout en accusant ses survivants d’être les véritables génocidaires. Du grand art négationniste, qui va parfois jusqu’à compter 40 millions d’avortés. Tout acte sexuel n’ayant pas engendré un enfant étant considéré comme un crime contre l’humanité. Même les talibans sont plus évolués.

En principe, les intégristes catholiques sont plus déchaînés que les islamistes contre le droit à l’avortement. En vertu d’une bonne répartition des rôles, chacun tyrannise un bout du corps des femmes. Les islamistes ne pensent qu’à couvrir leurs cheveux, tandis que les chrétiens s’occupent de leurs ventres. A l’ONU, surtout à partir de la conférence du Caire (1994), le Vatican a fini par convaincre les pays musulmans de lutter contre «l’impérialisme contraceptif». Entendez : tout programme de planification familial, qu’ils ont combattu ensemble, avec le succès dévastateur que l’on sait dans les pays comme l’Egypte. L’explosion démographique s’est traduite par un retard éducatif, un manque de logements, moins de possibilité de se marier et une belle montée de la misère sexuelle. Une frustration savamment exploitée par les Frères musulmans, dont les héritiers se joignent désormais aux intégristes catholiques pour cracher sur le corps défunt de Simone Veil. Incapable de résister quand il s’agit des femmes ou des juifs, Hani Ramadan s’est fendu d’un tweet interrogatif : «Hommages tant que l’on voudra à cette rescapée du nazisme. Mais depuis 1975 combien d’enfants à naître ne sont pas nés ?…» Bienvenue dans le monde de ceux que la perte de leurs privilèges machistes rend fous mais unit.

On en sourirait si les efforts désespérés des fanatiques pour sauver la domination masculine annonçaient l’armistice. Malheureusement, ce vieux monde ne veut pas passer. Il peut même renaître à tout moment, tant le nombre d’ennemis du féminisme ne cesse de pousser, parfois même à l’intérieur de son corps, pour mieux le déchirer. C’est le cas lorsque des groupes se revendiquent du «féminisme intersectionnel», de l’afro-féminisme ou du «féminisme islamique», pour accuser les féministes de racisme, revendiquer le droit de se voiler ou de se prostituer, tout en les sommant de renoncer à l’émancipation universelle. Une vraie mentalité d’esclave, qu’il faut décidément combattre à chaque génération… Sous peine de finir de nouveau enchaînées.

 

Caroline Fourest

 

Éditos, vendredi 7 juillet 2017