Comme à chaque conflit, les lignes de démarcation vont bien au-delà des postures théoriques: interventionnistes, isolationnistes ou réalistes. Elles bougent en fonction du contexte. Une intervention ciblée en Syrie n’aurait rien à voir ni avec l’Irak ni avec la Libye. Elle rappellerait le dangereux précédent de l’Irak puisque sans mandat de l’ONU, mais elle ne pourrait aller jusqu’à renverser le dictateur en place, comme en Libye.
Ces sanctions, qui font visiblement hésiter le président Obama, semblent à tous points de vue un enfer diplomatique et stratégique. Alors pourquoi y aller, envers et contre tous, y compris à rebours d’une opinion publique plutôt sceptique? Deux aspects rendent ce dossier particulièrement complexe. L’un va dans le sens de l’intervention: l’utilisation d’armes chimiques. L’autre joue a priori dans le sens de la prudence: le risque de faire le jeu des islamistes.
La ligne rouge des armes chimiques
L’utilisation de gaz pour tuer massivement est une ligne rouge incontestable mais convoque deux mémoires parfois en concurrence. La première, celle de la Seconde Guerre Mondiale, hante les anti-totalitaires et penche pour l’interventionnisme. La seconde, celle de la fiole agitée à tort par Colin Powell pour justifier la guerre préventive en Irak, hante la mémoire des anti-interventionistes. Ceux-là sont plutôt enclins à croire une rumeur qui s’est répandue sur la toile dès le lendemain du massacre du 21 août: les rebelles se seraient auto-gazés pour émouvoir la communauté internationale.
Plusieurs sites anti-interventionnistes la diffusent, mais la preuve est agitée comme souvent par le plus célèbre des sites complotistes, comme par hasard hébergé et soutenu par le régime Syrien le Réseau Voltaire. Quand il n’accrédite pas la thèse ubuesque selon laquelle aucun avion ne s’est écrasé sur le Pentagone le 11 septembre 2001, il utilise décidément toujours les mêmes ficelles pour faire passer des vessies pour des lanternes. En l’occurrence, son principal animateur, Thierry Meyssan, croit détenir la preuve qu’il s’agit d’un coup monté par les rebelles parce que l’une des vidéos dénonçant le massacre du 21 août a été postée le 20 août… En réalité, cette vidéo a été postée à 5 h du matin le jour même sur un réseau réglé grâce sur le fuseau horaire Californien, où il est dix heures plus tôt qu’en Syrie. Mais à l’heure de la propagande sur Internet, cela suffit à semer le doute auprès de certains.
Les même, prêts à se tromper sur un détail, n’ont aucun problème à diffuser la déclaration d’une magistrate suisse, membre de la commission d’enquête indépendante de l’ONU sur les violences en Syrie, Carla Del Ponte, intitulé « ce sont les opposants au régime qui ont utilisé du gaz sarin ». Comme s’il s’agissait du rapport rendu par l’ONU à propos du massacre du 21 août… Alors que ces déclarations remontent à mai dernier, et qu’elles ont été démenties par l’ONU. À l’inverse, une note rédigée par la DGSE et la Direction du Renseignement militaire, déclassifiée, semble accabler le régime à propos du 21 août. Une attaque massive, coordonnée, ciblant les quartiers de Damas détenus par les rebelles, ayant tué surtout des femmes et des enfants. La même note confirme non seulement la détention d’un stock massif de gaz moutarde et sarin par le régime Syrien, mais surtout le fait qu’il a déjà utilisé ces armes chimiques et qu’il n’aura aucun scrupule à s’en resservir. S’ils se confirment, ces éléments plaident incontestablement pour la fin de l’impunité. Même s’il faut s’assurer que les rebelles, de leur côté, n’utilisent pas d’armes sales. Sans quoi l’argument de la « ligne rouge » sera dangereusement fragilisé.
Faire le jeu des islamistes?
L’argument plaidant en faveur de la prudence mérite d’être entendu et débattu. À l’évidence, plus ce conflit dure et se durcit, plus les rebelles islamistes prennent de la place au sein de la Coalition anti-Bachar El Assad. En cas de renversement du régime (ce qui n’est pas l’objectif affiché par les sanctions), personne ne peut exclure l’instauration d’un régime islamiste sunnite dur envers les minorités jugées « collabos » comme les chrétiens ou les Alaouites. De là à en faire un argument pour refuser d’essayer de mettre un terme à un conflit qui a déjà tué plus de 110.000 personnes, il y a un pas, inhumain, que le calcul géopolitique ne peut décidément justifier. D’autant que l’islamisme sunnite ici redouté, celui plutôt sponsorisé par le Qatar, est plutôt en perte de vitesse, en Egypte et en Tunisie, et représente donc un danger plus localisé qu’auparavant. À l’inverse, l’impunité de Bachar El Assad renforce le poids d’une autre coalition redoutable du point de vue des droits de l’homme, allant de la Russie de Poutine à la Chine en passant par les alliés du Hezbollah: la Syrie et l’Iran. Quatre pays d’accord pour préférer le cynisme au respect des droits de l’homme. Vladimir Poutine annonce vouloir examiner les « preuves » et se dit prêt à rejoindre une coalition occidentale si l’utilisation d’armes chimiques est avérée? Voilà un renversement intéressant, sauf bien sûr s’il s’agit d’un énième bluff pour gagner du temps.
Mauvais choix
En attendant, sans mandat de l’ONU, il n’existe aucune option sûre et juste à propos de la Syrie. Au mieux, nous saurons qui, des bons sentiments à hauts risques ou du cynisme, a encore les moyens d’outrepasser les intérêts des Nations ; même quand il n’y a pas de pétrole en jeu. Des frappes ayant pour effet de sonner la fin de l’imunité et de désorganiser le massacre en cours paraissent le mieux à espérer. Si elles touchent des civils et ne suffisent pas à aider les rebelles à renverser le régime, elles pourraient se retourner contre les bons sentiments et faire le jeu des cyniques. Tandis que l’impunité du régime syrien sonne déjà son son triomphe. Autant dire que le problème reste en entier. Entre ceux qui pensent devoir punir quitte à crééer le chaos et ceux qui ne voit pas les dangers chaotiques de l’impunité.
Caroline Fourest
http://www.huffingtonpost.fr/caroline-fourest/syrie-risque-cynisme_b_3872222.html
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