La démocratie des cerveaux disponibles

Une information généraliste simplifiée rejaillit nécessairement sur l’offre politique. Quand l’image, la pipolisation, l’anecdotique et la petite phrase dominent, il reste peu de temps pour aborder le fond. Certains politiques font avec.

La nouvelle génération est même taillée sur mesure pour répondre aux besoins de ce qu’Olivier Duhamel appelle la « vidéocratie ». D’autres, moins sexy, sont sans doute voués à être inaudibles, malgré leur compétence. A droite, Nicolas Sarkozy forme un étonnant mélange de talent médiatique et de révolution idéologique clivante. Pour l’instant, cet homme ou cette femme ne dispose pas d’un leadership à gauche. Aux Etats-Unis, le miracle existe. Les démocrates ont su choisir un candidat qui correspond aux besoins du récit médiatique tout en portant une proposition politique étayée. En l’absence de ce leader providentiel, la bataille à gauche sera difficile. Puisqu’il est impossible de renverser ce système sans d’abord y participer. Tout se joue dans les interstices du système de l’information, dont la crise peut se résumer en quatre « ion » : vidéocratisation – concentration – précarisation – contraction.

Le triomphe de l’image sur l’écrit favorise le fait divers, le personnel et l’émotion au détriment de l’analyse, du recul et de la confrontation d’idées. Mais avec un peu de talent, le goût pour l’image peut être mis au service de l’esprit critique grâce à la satire et à l’impertinence. A condition de vouloir effectivement fortifier cet esprit critique et non conforter certaines pulsions infantiles, bêtes et méchantes. D’où la division au sein de la presse satirique, entre, d’un côté, celle qui veut vivifier la démocratie et, de l’autre, celle qui s’en moque, voire celle qui la vomit.

L’autre talon d’Achille de l’information tient à la précarisation du métier de journaliste, très souvent pigiste ou pressé par le temps. Des conditions de travail qui ne facilitent ni l’enquête ni la prise de recul, alors que l’information va plus vite que la réflexion. Le danger pour la presse, c’est sans doute la contraction. Entendez ce rétrécissement de l’espace-temps et de l’espace disponible pour aborder un sujet. Notamment parce qu’une génération habituée à l’image, à zapper et à chater sur MSN souffre d’un temps de concentration bien inférieur à celui de ses aînés. Même au coeur de la presse écrite, la dictature du court asphyxie la complexité. Seule la presse gratuite, criblée de grandes photos, tire son épingle du jeu.

La concentration des médias, souvent dénoncée, vit un tournant. Le fait que plusieurs grands médias appartiennent à des quasi « frères » du président renforce le potentiel aléatoire de la démocratie d’opinion. Ce lien incestueux n’est relativisé que par le fait qu’il existe encore quelques grands médias capables de véhiculer un message critique à l’égard de la parole officielle. Qu’en sera-t-il à l’issue de la réforme de l’audiovisuel public voulue par le président ? Au lieu de se montrer rassurant et de veiller à une meilleure séparation des pouvoirs politiques et médiatiques, il dit vouloir mettre fin à « l’hypocrisie » en nommant directement le président de France Télévisions. Son obligé sera-t-il au service du gouvernement ou de l’esprit public ? De deux choses l’une. Soit la réforme engagée permet en effet aux chaînes publiques de trouver un équilibre entre intérêt et qualité grâce à un financement ambitieux et pérenne. Soit la télévision publique du futur sera institutionnelle à en mourir d’ennui et perdra toute attractivité au profit des chaînes privées. Privée d’audience, son financement sera devenu difficilement justifiable (surtout en période de crise), et des politiques pourront alors envisager une privatisation totale du paysage audiovisuel français. Les téléspectateurs qui voudront fuir le divertissement tous azimuts iront grossir les rangs de ceux qui auront déjà fui le retour de l’ORTF, et tous se retrouveront sur le Web. Pour le meilleur et pour le pire.

Le meilleur, c’est lorsque des journalistes trouvent sur la Toile l’espace dont ils manquent dans leurs journaux et à la télévision pour développer ou compléter. La révolution numérique, celle des podcasts, offre aussi la possibilité de s’abonner aux émissions favorisant la complexité et de les écouter à n’importe quelle heure de la journée. A condition que ces programmes existent encore. Le numérique, via la TNT, permet la démultiplication des médias et donc d’espérer lutter contre la concentration. Mais ce morcellement de l’audience a un coût, celui de rendre plus difficile un récit commun et donc des valeurs communes. Sur le Web, chacun lit ce qu’il veut entendre. La démocratie s’en ressent. Moins la Toile est adossée à quelques grands médias indépendants et crédibles capables de maintenir cet espace critique commun, plus les internautes s’habituent à s’informer sur le mode de la rumeur et du complot.

Le problème n’est pas tant l’offre que la demande. Apprendre à se méfier de la désinformation tout en recherchant en priorité des programmes stimulants suppose d’apprendre aux nouvelles générations à décrypter et à trier dans la masse d’informations qui les submerge. Voilà qui exigerait une refonte de l’éducation nationale, tournée vers la philosophie, le commentaire de texte et l’analyse de discours. Mais peut-on attendre une telle révolution de la part de ceux qui, parmi les politiques, savent le mieux tirer profit de cette somnolence de l’esprit critique ?

Caroline Fourest
Paru dans Le Monde du 5 décembre